close
Live Magazine, le journalisme à voix haute

Live Magazine, le journalisme à voix haute

Temps de lecture : 9 minutes

Journal vivant et éphémère, le Live Magazine brise les codes du journalisme et cultive une forme de rareté. Ici, l’audience est limitée, la captation prohibée et le journalisme incarné sur scène. Enquête sur un électron libre de passage à Bruxelles.

« À 9 heures, c’était assez calme. À 11 heures, on voyait les âmes se réveiller sur les trottoirs. À 14 heures, les dealers avaient pris leurs postes sur les parkings. À 16 heures, je me faisais dépasser par des squelettes. » À Cincinnati, Mathieu Palain est parti enquêter sur le fentanyl, un opiacé qui a tué le chanteur Prince et 64 000 Américains par overdose en 2016. « J’ai vu une ville qui vivait au rythme de la came », dit le trentenaire au t-shirt bleu rayé et à la gueule d’adolescent. Seul dans la pénombre, tout juste éclairé par un filet de lumière, le journaliste se trouve au milieu d’une immense scène au parquet encaustiqué. Face à lui, un parterre plongé dans le noir et pendu à ses lèvres.

Ce lundi 15 octobre 2018, Mathieu Palain n’écrit pas pour la revue XXI. Il dépeint, sur les planches, « Camés sur ordonnances ». C’est la troisième histoire du Live Magazine, un « journal vivant » où journalistes, photographes, dessinateurs et réalisateurs se succèdent sur scène pour raconter en mots, sons et images, une histoire dans un temps limité – entre six et sept minutes -.

L’idée est née aux États-Unis, en 2003, avec la création du Pop-Up Magazine par Douglas McGray. C’est à Harvard, où elle a décroché une bourse d’une année en journalisme, que la réalisatrice de documentaires, Florence Martin-Kessler, fait sa connaissance et décide de ramener le concept en France. Elle aime son côté « hors norme ». Ici, le journal n’est joué qu’une fois et aucune captation n’est tolérée. « C’est la promesse du ici et maintenant », annonce fièrement la cofondatrice et rédactrice en chef à la Fabrique de l’info.

Crédits photo : Paolo Philippe

Le Live Magazine rassemble des intervenants qui appartiennent à la famille des médias au sens large. Cette acceptation la plus vaste possible est directement héritée du modèle américain qui, d’ailleurs, préfère aux news ou articles, l’emploi du terme stories. Rien d’étonnant donc à ce que le storytelling, cette grande tradition fondatrice du Nouveau journalisme outre-Atlantique, se retrouve au cœur du concept du Live Magazine.

La narration est le ressort principal de ce média nouvelle génération. « On a revendiqué l’idée de remettre entre les mains des auteurs la faculté de raconter des histoires vraies, explique Thomas Baumgartner, cofondateur du Live Magazine. Ce qui n’est pas une manière très française de parler de journalisme, mais plutôt américaine. » Florence Martin-Kessler renchérit : « On croit beaucoup au pouvoir du storytelling, de la construction narrative. »

Ce soir-là, à Bruxelles, à l’exception des quatre voyants verts qui indiquent les issues de secours du studio 4 du centre Flagey, aucune lumière ni bruit n’interrompt le récit minutieux de Mathieu Palain. « J’ai vu une dame qui se piquait en attendant le bus », ou encore, « à Cincinnati, l’héroïne est moins chère que la pinte ». Son quotidien, « je dormais chez l’habitant », ses doutes, « j’ai peur des seringues, des piqûres », le journaliste donne autant de place à son expérience personnelle qu’à son enquête, jusqu’à décrire une morgue « pleine jusqu’au plafond ». L’homme a passé trois semaines dans l’Ohio, « et pour la première fois, [il] a pensé à rentrer d’un reportage car à force, toutes ces histoires, ça pèse ».

Une narration incarnée, voire théâtralisée, jusque dans la gestuelle et le recours à l’introspection mais aussi l’humour, est-elle vraiment inédite dans l’histoire du journalisme ? Pour Adeline Wrona, professeure des universités au Celsa, spécialiste des formes et écritures médiatiques, la forme développée par le Live Magazine est sans précédent. « Le théâtre de Sartre ou Camus était un théâtre complètement inscrit dans une actualité et dans une démarche documentaire, mais ce n’était pas du journalisme joué. »

Il n’y a pas beaucoup d’espaces où l’on peut voir des journalistes qui soient un peu vulnérables. Ils ont le trac et expliquent leurs doutes.

Cette forme nouvelle ne peut être réduite à un exercice de style. L’artifice de la mise en scène et le choix d’une prise de parole publique à visage découvert révèlent des enjeux plus forts. L’approche du Live Magazine questionne la valeur de l’information autant que la place du journaliste. En s’exposant sous les projecteurs, c’est finalement un nouveau terrain de reconquête du public qui s’entrouvre.

« Il n’y a pas beaucoup d’espaces où l’on peut voir des journalistes qui soient un peu vulnérables, estime Florence Martin-Kessler, entre deux gorgées de Coca. Ils ont le trac et expliquent leurs doutes. Je pense que c’est important pour rétablir la confiance envers les journalistes. Oui, il y a une espèce de démarche militante de défense des auteurs. »

Le Monde déjà séduit

Les fondateurs du Live Magazine comptent sur le ressort affectif pour résorber le déficit de crédibilité des médias. C’est aussi le cas de Gilles van Kote, directeur délégué du groupe Le Monde. Dans le cadre du Monde Festival, la rédaction du quotidien a fait appel par deux fois aux services du Live Magazine pour faire monter ses journalistes sur les planches. Une expérience dont il se félicite. « Cela joue beaucoup sur le partage de l’émotion. Et dans le contexte actuel de critique des médias, c’est bien de montrer la personnalité des journalistes, souvent décrits comme des machines. »

Dans la zone de turbulences que traverse le secteur de la presse, réincarner l’information et lui donner les atours nouveaux d’une « histoire vraie » pourrait être synonyme d’accalmie. C’est en tout cas le regard que porte Adeline Wrona sur la démarche du Live Magazine.

Face à la déshumanisation digitale, le spectacle vivant peut participer à la revalorisation du journaliste et de sa production. « On assiste actuellement à une sorte de partition entre, d’un côté, une information hyper industrialisée, standardisée et sans auteur, celle des alertes, des pushs, à la limite des tweets et même des agences. Et d’un autre côté, le contre-pied de l’information très singularisée, très travaillée dans sa forme et avec une subjectivité assumée. »

Crédits photo : Paolo Philippe

Mais sous la sophistication d’une narration incarnée, affleure une autre dimension : la complicité. L’effort qui consiste, pour le journaliste, à livrer son ressenti ou les coulisses de son enquête confirme l’attirance du public pour le making-off. Pour Adeline Wrona, il s’agit d’un ressort communicationnel. « Cela crée une sorte d’empathie et donne le sentiment au spectateur qu’il est privilégié parce qu’il entre dans la fabrication. »

L’info « haute couture »

Comme un jeu de miroirs, les codes spécifiques du Live Magazine et la conception des histoires participent eux aussi à renforcer l’aspect privilégié et rare de ces rencontres. Les histoires, déjà, sont « un peu de la haute couture», clame Florence Martin-Kessler, la rédactrice en chef du journal vivant.

Servies exclusivement à un public très restreint sans possibilité de captation, elles sont pensées comme du haut de gamme : un journalisme de niche au milieu du flot ininterrompu de l’information. « On vous raconte une histoire à un endroit donné et à un moment donné, ça se passe ici et maintenant : on crée une forme de rareté, appuie Thomas Baumgartner. D’après nous, cela densifie le lien entre la personne qui raconte et celles qui écoutent. »

Pour analyser ce concept singulier, Adeline Wrona parle d’une « économie de la rareté », en opposition au marché de la gratuité de l’information qui circule massivement. Selon elle, ce parti pris va même jusqu’à nier l’un des fondamentaux de l’information. « L’information par définition, est reproductible. Ce qui la définit c’est sa valeur d’actualité, le fait qu’elle vaut pour une communauté relativement large d’audience. [Le Live Magazine] me semble assez en rupture avec ce qu’a défini le journalisme. »

À cultiver cette exclusivité, ce spectacle vivant et journalistique réduit une portée déjà limitée par la capacité des salles – jusqu’à mille personnes – et la nature même du public, comme le concède Thomas Baumgartner. « Au début, c’étaient des gens qui venaient des médias, mais ça se mélange de plus en plus. Ça fait partie de nos fondamentaux d’essayer d’ouvrir à d’autres publics. L’innovation en presse intéresse d’abord les gens qui sont dans le métier. »

Crédits photo : Julien Pebrel

Retour à Bruxelles. Pour cette édition, comme cela arrive parfois, le Live Magazine fonctionne de pair avec un événement. Le lendemain s’ouvre le forum Addiction et Société au centre Flagey et le « journal vivant » traite donc du thème de l’addiction. Outre les opiacés, les autres histoires racontent chacune leur propre forme de dépendance : le réalisateur Yves Jeuland narre l’addiction pour la nourriture de Georges Frêche, Alexis Marant celle de la pornographie pour Marc. Plus étonnant, l’addiction pour le surf d’Olivier Morin, rédacteur en chef photo à l’AFP.  

Les photos de l’agencier sont magnifiques, certes, mais une question se pose : quelle est la valeur de cette information ? « Notre plus-value ? C’est la différence », lance Thomas Baumgartner. Avec une variété des formats et un caractère éphémère, sans attaches particulières à l’actualité, le Live Magazine s’apparente plutôt à un magazine hors-série. « On le fabrique comme un sommaire de magazine », résume le cofondateur du projet qui a déjà attiré plus de 30 000 spectateurs depuis 2013.


Édouard Philippe, un invité pas comme les autres

Le 27 novembre 2017, le Premier ministre Édouard Philippe s’est livré à un numéro de stand-up dans le cadre du Live Magazine. Il a raconté sa prise de fonction comme Premier ministre. Offrir une tribune à un politique interroge la pertinence de l’information. « Cela correspond à un témoignage à la première personne dans Paris Match, compare Thomas Baumgartner. Comme c’est le cas pour une émission de télé ou radio, on était évidemment dans un programme de communication. On s’en est rendu compte après. » A la différence que, ce soir de novembre, le Premier ministre avait le monopole du discours.

Interrogée sur l’épisode Philippe, Florence Martin-Kessler en rigole : « C’était un coup marrant. » Entre les invitations, les ultimes réglages avec les auteurs et les mails, la cofondatrice du Live Magazine vit des soirées rythmées. « Pendant la représentation, je suis assez stressée, tout est sur un fil. » À Bruxelles, le public est hétéroclite : des journalistes, des habitués et des jeunes.

En plus des shows, le Live Magazine fait de l’éducation aux médias. « On essaie de déformater ce qui a été formaté”, ambitionne l’ancienne réalisatrice de documentaires. On a inventé une marque et c’est quelque chose qui n’est pas évident dans le monde du journalisme. On a eu de la chance, tout le monde s’est intéressé à nous, on est un peu les lucky guys, le truc qui marche dans la Bérézina de tout ce qui ne marche pas. »

Crédits photo : Cécile Colomb

Le Live Magazine est un produit de luxe. À Bruxelles, il fallait débourser 25 euros pour assister à la représentation d’une heure et demie. La billetterie, « qui couvre à peine la location de la salle », dit Thomas Baumgartner, ne suffit pas à financer le « journal vivant ». Aux prémices du concept, l’équipe avait créé une page de publicité sur scène. « Un sketch pour Autolib’, un récit sponsorisé par Axa », révélait le Canard Enchaîné, en 2015. Depuis, la publicité a été abandonnée.

« On a dû trouver des modèles différents, essentiellement basés sur la billetterie mais aussi sur des partenariats et un peu de prestations pour des entreprises, glisse la cofondatrice, en préambule de la représentation du soir. On est payés pour faire ce Live Magazine» Le Monde, Les Échos, Le Temps, ces trois journaux ont fait appel aux services du Live Magazine. Ces partenaires paient le journal vivant pour utiliser le concept, le temps d’une soirée. Parfois, il arrive que des entreprises privatisent une représentation pour leurs employés.

« On a construit une économie, on n’a pas un pouvoir d’investissement illimité », dit la cofondatrice du Live Magazine, qui est « rentable ». Ce lundi 15 octobre, les mille spectateurs ont longuement applaudi l’équipe du « journal vivant ». Malgré la fatigue d’un long voyage depuis Boston le matin, Florence Martin-Kessler a le sourire au moment de quitter la salle.

Aux États-Unis, le Pop-Up Magazine est un succès qui se produit dix fois par mois. La prochaine édition du Live Magazine, à Paris le 26 novembre 2018, est déjà complète. Une nouvelle date vient d’être ajoutée le lendemain ; une première. Signe que la déclinaison française pourrait bien marcher dans les pas de son modèle américain.

Jérémy PELLET et Paolo PHILIPPE