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Enchaînés dans la blockchain ?

Enchaînés dans la blockchain ?

Temps de lecture : 10 minutes

Une startup américaine a inventé un nouveau modèle économique pour refonder la confiance entre les rédactions et leurs lecteurs. Mais en pariant tout sur une technologie trop obscure pour le commun des mortels, la plateforme s’est coupée d’une partie du monde. 

Imaginez un monde merveilleux où les rédactions sont complètement indépendantes, où elles sont récompensées pour leur adhésion à une charte éthique du journalisme, où chacun peut rémunérer le journaliste qu’il souhaite d’un clic, où la confiance entre lecteurs et rédactions est rétablie. C’est le paradis médiatique promis par Civil :

Ils sont nombreux à y croire encore. Et pourtant le lancement de leur cryptomonnaie, le Civil Token, après un an de teasing intensif, s’est soldé par ce qui ressemble fort à un échec fracassant. Sur les 8 millions de dollars visés par la plateforme, seuls 1,5 ont été levés. Dont les trois-quarts fournis … par ConsenSys, société de cryptomonnaies qui fut déjà la première à injecter 5 millions de dollars dans le projet à sa naissance il y a un an.

On est loin de la levée de fonds populaire et décentralisée qui était espérée : seuls 680 acheteurs ont acquis la précieuse denrée virtuelle. « Ce n’est pas vraiment ce qu’on avait prévu », concède, un peu penaud, le cofondateur Matthew Iles dans une note de transparence. Résultat : Civil va devoir rembourser tout le monde, et se réinventer. « Nous travaillons sur une vente simplifiée.»

Le concept a pourtant tout pour plaire : une monnaie virtuelle – le Civil Token, ou CVL – qui donne à celui qui la possède un droit de regard sur le travail des rédactions, et la possibilité de rémunérer les journalistes dont il apprécie les enquêtes. Plus vous avez de CVL, plus votre voix pèse dans le processus.

Quelques jours avant la clôture de la première vente de CVL, le 15 octobre, l’un des cofondateurs, Matt Coolidge, présentait l’idée à la Fabrique de l’Info.

 Civil est un modèle géré par la communauté pour récompenser les rédactions qui se conforment à une éthique du journalisme

Ça paraît simple, ça ne l’est pas du tout.

Pour adhérer au concept de Civil (c’est à dire sortir sa carte bleue et acheter des Tokens), il faut d’abord comprendre de quoi tout ça ressort. Ce qui est loin, très loin d’être à la portée du premier venu.

Et pour ceux qui arrivent enfin à cerner la chose, le scepticisme est de mise : «Je ne comprends vraiment pas ce qui pourrait me pousser à acheter du CVL», confie ainsi à la Fabrique de l’Info un internaute qui suit le projet depuis son commencement.

Au fond, si je peux juste m’abonner à un site en ligne, passer par le système des tokens a-t-il vraiment un intérêt ? « Honnêtement, je ne vois pas trop », commente Jacques-André Fines Schlumberger, enseignant à l’université Panthéon-Assas et spécialiste des cryptomonnaies, « il y a beaucoup d’effets d’annonce chez Civil».

La réponse de Civil serait que leur token permet un financement complètement décentralisé et participatif, hermétique aux gros acteurs influents. Telle Alice, suivez-le lapin blanc dans le terrier tortueux de la blockchain.

« Abracadabra : blockchain »

Civil est parti de deux constats difficilement contestables :

  1.  la confiance entre rédactions et le lectorat s’est émoussée – pour ne pas dire brisée – à force de fake news et de conflits d’intérêts réels ou supposés.
  2. l’écosystème de la presse actuelle, sous perfusion de la pub et des subventions gouvernementales, dans un environnement ultra concurrentiel régi par la course au clic, rend rare et difficile la pratique d’un journalisme de fond et indépendant.

Pour régler ces deux problèmes aux allures de Goliath, la plateforme américaine pense avoir trouvé la formule magique : la blockchain.

En fait, la blockchain pourrait bien avoir résolu l’un des plus gros problèmes d’Internet : la confiance, ou plutôt le manque de confiance, entre ses utilisateurs. C’est un grand livre de comptes, publique, anonyme et infalsifiable.

Voyez plutôt :

Le concept fait fureur dans l’économie de la tech aujourd’hui, telle une formule magique qui met des étoiles dans les yeux des investisseurs et assure au magicien qui l’a incantée une place sous les projecteurs. Un peu comme « ubériser », fut un temps.

Certains n’ont d’ailleurs pas manqué de parier sur cet engouement pour lever des millions en un temps record, et se tirer avec la caisse sans plus donner de nouvelles. Comme Prodeum, startup américaine qui promettait d’appliquer cette technologie à l’agriculture. Un engouement collectif, 11 millions de dollars levés en un temps record et, pour finir, sur leur site, un seul mot : « penis ». Habile.

Il faut dire que la blockchain est à l’origine de l’un des plus gros bouleversements financiers du siècle : le Bitcoin, faiseur de millionnaires de 20 ans, El Dorado des libertaires de l’Internet.

Avec le Bitcoin, pas de banques, pas de gouvernements, pas de traces. Le merveilleux anonymat du liquide, mais en ligne. Là où tout se passe, quoi.

Pris d’assaut par les spéculateurs en tous genres, le Bitcoin a rapidement fait des petits. Litecoin, Ethereum, et même Doge coin, monnaie virtuelle basée sur un meme (blague en ligne) et qui capitalise aujourd’hui près d’un demi-milliard de dollars !

Le Doge Coin, une pièce virtuelle avec un chien, qui pèse 461 millions de dollars.

C’est sur la technologie de l’Ethereum que Civil a choisi de s’appuyer pour lancer sa propre cryptomonnaie, le CVL. Une monnaie autour de laquelle se réunirait une communauté décentralisée pour financer, en partie seulement, des “newsrooms”. Le tout sans influence aucune d’une autorité centrale : magnat de la presse, investisseurs, gouvernement, etc.

Contrat de confiance

« Être un membre de Civil, c’est monter dans un train qui, sans hésiter, se dirige tout droit vers le futur », nous assure Yoani Sánchez, directeur de 14ymedio, journal cubain en ligne indépendant et partenaire de Civil. Dans un pays 172ème au classement de la liberté de la presse, soit à 8 petits arrêts du terminus nord-coréen, Civil est bien plus qu’une solution de financement.

Quand on est un journal indépendant à Cuba, on se prend toujours la même attaque : vous êtes financés par les États-Unis. Avec Civil nous gagnons en autonomie et en protection. Nous participons aussi à un écosystème dont la transparence est la devise.

Lorsqu’il signe l’accord avec la plateforme le 3 octobre, 14ymedio souscrit à un contrat. Il s’engage à produire un journalisme de qualité tel que défini dans la Constitution de Civil, en échange d’un accès au marché des CVL tokens, d’une visibilité à l’international et d’un tampon de qualité Civil, destiné à rassurer les lecteurs. Si tant est que ces derniers soient au courant de tout le processus …

Pour ce lecteur lambda, la partie la plus visible de la coopération sont les « indicateurs de crédibilité Civil », accolés aux articles publiés sur le site. On en dénombre quatre : enquête originale, s’est rendu sur le terrain, sources citées si possible, rédacteur expert sur le sujet.

Si toutes les rédactions n’ont pas encore mis en place le système, le Colorado Sun, journal d’investigation local américain qui fut l’un des premiers à souscrire à Civil, l’a fait :

Enquête originale, sur le terrain, sources citées si possible, …

Soutien financier, garantie de crédibilité, visibilité sur le réseau … va pour les avantages. Mais les contreparties sont lourdes, autant pour les rédactions que pour ceux qui souhaitent mettre leur argent dans le circuit.

Usine à gaz

Une entreprise s’intéresse au projet ? Elle peut y injecter des milliers de dollars, avec une limite de 2 millions. Un lecteur souhaite soutenir son journaliste préféré ? L’achat est ouvert à partir de 20$. Posséder un token, c’est avoir une voix chez Civil. Une voix qui pèsera pour voter si, oui ou non, les productions d’une rédaction sont du « bon journalisme », d’après les termes de la Constitution. Plus vous avez de tokens, plus votre voix pèse.

Si un détenteur de tokens trouve qu’un article est racoleur, faussé, biaisé, il peut intenter une action collective contre la rédaction qui l’a publié. Un vote a lieu et peut déboucher sur deux cas :

  1. La majorité de votants décide que la newsroom a fait un pas de travers. La “newsroom” passe alors devant le conseil éthique de Civil, composé de journalistes. Elle perd éventuellement tous ses tokens, qui sont ensuite redistribués parmi les votants. Radical.
  2. La majorité défend le travail de la “newsroom”. C’est l’initiateur du vote qui se retrouve alors détroussé de tous ses jetons virtuels. Une perte possible qui, a priori, empêche tout un chacun de tirer à boulets rouges contre les rédactions pour le plaisir.

Ce grand jeu des votes et des tokens pose largement plus de questions qu’il n’apporte de réponse. À grands renforts de billets de blog, les gens de chez Civil ont laborieusement tenté d’en faire la pédagogie.

Un peu comme cet ami qui essaie de vous expliquer les règles d’un jeu chinois du 12e siècle : le ton est souvent enjoué, toujours confiant, mais on n’y comprend rien, et on finit par lâcher l’affaire.

Le test de la mort

Retour avec Matt Coolidge, cofondateur de la plateforme, qui concède à la Fabrique de l’info : « Ce qui nous manque encore, c’est l’application qui tue, la ‘killer app’, une expérience utilisateur claire. C’est très difficile de présenter le système d’une manière théorique. Nous allons publier des vidéos explicatives et des guides pour tout expliquer.»

Des guides, il y en a déjà qui fleurissent un peu partout sur la toile pour tenter de démêler tout ça. Parfois sur le ton de l’ironie : « Acheter des tokens en 44 étapes », peut-on ainsi lire. Comptes Token Foundry, Coinbase et Metamask, plugin navigateur, permis de conduire… La liste des éléments à réunir pour acquérir du CVL est longue comme le bras.

Et encore, elle a été amputée d’un sacré morceau. Car au lancement de la vente, il fallait d’abord répondre à un questionnaire (difficulté : mode hardcore) pour pouvoir souscrire à des tokens.

Capture d’écran d’un échec.

Objectif du test : « s’assurer qu’il y ait un certain nombre de barrières pour éviter que les tokens soient vraiment utilisés et ne se retrouvent dans la main uniquement de spéculateurs », explique Jacques-André Fines Schlumberger. Et que personne ne s’en serve pour lancer une attaque ciblée contre une rédaction.

Résultat du test : une perte colossale d’acheteurs potentiels, qu’on imagine désespérés devant ce genre de questions :

Quand vous envoyez une transaction Ethereum, si votre limite de gaz est trop basse et que la transaction échoue, qu’arrive-t-il au gaz dépensé dans la transaction ?

Ou encore :

Pour garder vos tokens, est-il préférable d’avoir un porte-monnaie chaud (hot wallet) ou un porte-monnaie froid (cold wallet) ?

Excellente question … Journalistes spécialisés et observateurs éclairés ont échoué en masse, les acheteurs potentiels se sont pris un mur infranchissable, le test a finalement été retiré.

Le défi est tentant. Nous avons donc nous aussi essayé de tenter l’expérience, sans guide détaillé, comme le feraient la plupart des gens un peu intéressés par le projet. Elle s’est arrêtée au bout de trois clics : il faut un numéro de téléphone américain pour s’inscrire.

Civil est mort, vive Civil ?

Une technologie si opaque peut-elle rétablir la confiance entre la presse et le lectorat ? Un électeur de Trump gavé de fake news se laissera-t-il séduire ? L’usine à gaz qu’est la blockchain est-elle vraiment adaptée au quotidien des rédactions ?

Sur les 22 proches collaborateurs et collaboratrices présentés sur leur site, seuls deux (Nicole Bode et  Ursula O’Kuinghttons) ont une carrière de journalistes. Deux. Tous sont Américains, aisés, rompus au marketing et aux nouvelles technologies. De quoi conforter l’idée d’un projet un peu hors-sol, né des cerveaux d’entrepreneurs technophiles peu au fait des réalités quotidiennes du métier. Mais peut-être est-ce ça, le journalisme autrement ?

Mais n’enterrons pas Civil trop vite. Civil balbutie, tâtonne, peaufine son modèle et n’a pas encore trouvé la clé au dilemme suivant : rendre accessible leur modèle ambitieux au commun des mortels. S’ils y parviennent, ce sera à coup sûr révolutionnaire.

Théo MERCADIER