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La 360°, vraie révolution ?

Temps de lecture : 15 min

Être au plus proche de l’actualité, pour de vrai. Enfin, presque. Avec les vidéos tournées à 360° et la réalité virtuelle, le monde du journalisme se dote d’un nouveau format, où le spectateur se retrouve pleinement immergé dans une vidéo. Gadget ou forme médiatique à part entière ? 

D’un marché de niche réservé à un public d’initiés, le domaine de la réalité virtuelle prend désormais une ampleur conséquente. Pour preuve, le rachat par Facebook des pionniers en matière de casques de réalité virtuelle, la société Oculus, acquise en 2014 pour 2 milliards de dollars.  

Les reportages en 360° sont pour la quasi-totalité accessibles depuis un écran classique d’ordinateur ou de téléphone, mais l’augmentation drastique des ventes de casques à réalité virtuelle (RV) est un indicateur important pour les producteurs de contenus immersifs. Comme Targo, première et unique boîte de production française de reportages de ce type.

Son co-fondateur Victor Agulhon le rappelle, “ce sont nos cibles premières, et si le marché des casques a longuement été fantasmé par le passé, il est devenu aujourd’hui une réalité.” Avec une projection de 30 millions de casques vendus dans le monde pour 2018, la technologie se démocratise et se perfectionne. De quoi donner envie à des journalistes d’expérimenter… Voire de réinventer leur profession ?

50 nuances de RV

À chaque média sa façon de s’approprier ce nouveau format. Voici un petit panorama de ce qui s’y fait depuis ses dernières années.

Quelles questions doit se poser le journaliste 360 ? Une des perspectives qu’offre cette façon de tourner un reportage est l’accès au hors-champ : un élargissement du champ de vision qui peut donner une plus grande confiance au public.

Targo a exploré ce petit plus journalistique en 2016, durant la campagne électorale d’Emmanuel Macron. Avant un meeting, on voit le candidat dans ses coulisses. Là où un reportage classique montrerait un homme répéter son discours, ici, on voit sans filtre la chargée de communication préparer le discours, les maquilleuses, les services de sécurité, d’autres journalistes… “Ce hors-champ a une forte puissance, il permet de découvrir un univers qu’on ne verrait pas autrement”, comme le montre ce reportage :

Fin 2015, le journaliste Matthieu Delmas et le photographe Renaud Gramolini réalisent un reportage immersif, précurseur en France, sur la plateforme de documentaires indépendants Spicee. “Calais : Welcome to the jungle”, donne la possibilité au public de se déplacer au sein de la jungle de Calais.

Pour ce sujet traité à plusieurs reprises, une autre approche était nécessaire. “Je pense qu’il faut toujours chercher à faire de nouvelles choses dans le journalisme. On s’était dit que cela permettrait aux gens de visiter la jungle par eux-mêmes, de se faire leur propre opinion”, explique Matthieu Delmas. Une nouvelle chimère de l’objectivité journalistique ?

La vidéo immersive s’empare aussi du petit écran. L’évolution des logiciels rend désormais accessible la diffusion d’images tournées en 360° sur un écran de télévision, après recadrage. C’est ce qu’on appelle l’overcapture, une avancée permettant des mouvements de caméra inédits, comme on peut l’observer dans cette immersion en cuisine diffusée sur France Info. Cette nouvelle technique vient bouleverser les habitudes du producteur comme du consommateur de reportage.

Aux États-Unis, The New York Times publie chaque jour une vidéo immersive dans sa rubrique Daily360. Le prestigieux journal prend son rôle informatif à cœur sur les sujets d’envergure, comme les dégâts de l’ouragan Michael en Floride, ou bien encore un sauvetage de migrants en mer Méditerranée au large de la Libye.

La vidéo à 360° peut servir notamment au reportage de guerre, en témoigne cette production de onze minutes qui plonge le public au plus près des combats menés par les forces militaires irakiennes contre l’organisation terroriste État Islamique.

Au Royaume-Uni, The Guardian a pris un cap complètement différent. En privilégiant les mises en scène pour explorer des sujets délicats – que se passe-t-il dans la tête d’une personne autiste, comment se ressent l’asile – le média britannique s’épargne les risques du terrain et emprunte une narration qui se rapproche plus du cinéma que du reportage. 

Gadget ou atout ?

À un nouveau type de matériel s’ajoutent de nouvelles pratiques. Pour autant ces outils ne s’utilisent plus comme de simples gadgets, contrairement à leurs premières utilisations dans les rédactions. C’est le constat qu’ont fait Chloé Rochereuil et Victor Agulhon en fondant leur boîte de production, Targo.

“Au début, on voyait ce matériel utilisé dans des manifestations, sans vraiment comprendre le choix de ce support. Désormais, notre démarche est de se demander précisément quel intérêt il y a à faire un sujet à 360°, plutôt qu’avec des outils conventionnels” 

En 360° ou non, un reportage reste un reportage. Matthieu Delmas assure que ce mode de production n’a rien changé à sa pratique journalistique : “On a préparé le terrain comme pour n’importe quel reportage. On y est d’abord allé une fois sans matériel, pour repérer les lieux et les interlocuteurs”, tout en essayant de ne pas trop se faire remarquer.

Y a-t-il alors une différence entre le fait de débarquer avec six mini-caméras GoPro, ou avec une énorme caméra, trépied et perche ? “En arrivant sur place, il faut toujours expliquer sa démarche, que l’on soit avec ce matériel là ou un autre !”, continue-t-il.

Un spectateur immergé vit une expérience de proximité. Il est donc inévitable que sa réaction émotionnelle puisse être plus ou moins forte… La responsabilité éthique du journaliste est alors au cœur des interrogations que soulèvent les reportages en réalité virtuelle. La pratique journalistique et sa déontologie demeurent les mêmes.

Ainsi, des boîtes de production comme Targo décident de ne pas traiter de sujets trop émotionnels. “Un bon journaliste ne voudra pas montrer une famille se faire bombarder à la télévision, pourquoi voudrait-il le faire en 360° ?”

De l’importance du storyboard

Un reportage se construit en amont. Quel que soit le format avec lequel il décide de travailler, le journaliste part réaliser son sujet avec un storyboard plus ou moins défini en tête. Ce travail est d’autant plus important en vidéo RV. Le spectateur est en partie libre. D’un côté, il peut se déplacer dans ce large cadre qui lui est proposé. D’un autre, il doit être guidé.

Comment l’amener à s’intéresser à ce qu’il se passe autour de lui ? “Lorsque l’on monte un documentaire, on ne peut pas se permettre de faire simplement un enchaînement de séquences de plans, il faut accompagner subtilement le spectateur vers ce qui est intéressant à voir, à tel endroit et à tel moment.” Targo fait le choix de ne pas insérer d’éléments cliquables. Des images, des textes, oui, mais pas trop d’interactions, au risque de disperser le visionnage.

Depuis plus d’un an, YouTube laisse la possibilité aux créateurs de contenus immersifs de voir de façon détaillée comment sont visionnées leurs vidéos. Résultat ? Ils se contentent surtout de regarder devant eux, et de tourner légèrement le regard. C’est à partir de ce constat que le storytelling a été amélioré dans les productions. Les choix narratifs sont cruciaux pour qu’une vidéo à 360° soit dynamique et incarnée.

YouTube a mis en place une carte thermique afin de montrer aux créateurs de contenus immersifs vers où les yeux du spectateur se déplacent.

Au-delà des changements que la vidéo RV implique dans la construction d’un sujet, certains tournages peuvent être simplifiés pour le reporter d’images. “En filmant tout ce qui se passe autour de soi, la caméra à 360° évite de devoir se démultiplier, d’avoir plusieurs caméras… Il peut se permettre de penser à moins de détails, et se focaliser sur l’essentiel de son sujet”, et accessoirement d’éviter quelques coûts matériels, témoigne Renaud Gramolini.

L’immersion, oui, mais qu’en tire le spectateur?

Certains sujets se prêtent mieux à la presse écrite ou à la radio. La même logique s’applique pour la vidéo à 360°. A partir de ces principes de base, Targo a produit de courts documentaires expérimentaux sur la championne du monde de chute libre, le plus jeune explorateur français qui traverse l’Antarctique, mais aussi des chasseurs de fantômes ou encore… Des dresseurs de pigeons voyageurs.

Pas d’investigation, de sujets polémiques ou conflictuels au programme, mais des sujets sensationnels, et de l’incongru. Deux adjectifs qui font l’ADN de la pâte des journalistes de Targo. “Nos journalistes ont des profils avec une appétence pour des sujets originaux et décalés”.

Aujourd’hui, la plupart des rédactions traditionnelles demandent aux journalistes d’être pluri-qualifiés. Pour autant, la technique de RV n’est pas encore enseignée dans les écoles de journalisme : “Nous formons nos équipes en interne”, explique Victor Agulhon. La vidéo immersive nécessite d’avoir une durée relativement courte : “L’expérience est intense, le spectateur n’apprécierait pas d’être dans un tel cadre plus de dix minutes.”

Pour Renaud Gramolini, la tension émotionnelle, bien qu’elle réside dans les sensations fortes que procure la RV, peut être difficilement palpable. Contrairement au reportage 2D, il n’est pas possible de faire des gros plans sur les personnages filmés en 360°. Le champ de vision est élargi, au détriment de la proximité et de l’intimité que peuvent apporter un cadre plus resserré.

L’immersion reste le seul vecteur d’empathie laissé au spectateur. Une empathie qui n’est garantie qu’avec une qualité vidéo irréprochable : “Il faut avoir un souci du détail accru lorsque l’on monte et que l’on filme un sujet. Si on voit d’un coup un personnage de la vidéo coupé en deux, la sensation de réalisme disparaît et on perd l’attention du spectateur.”

Plus d’empathie, sous conditions

Dan Archer et Katharina Finger, deux chercheurs du TOW Center for Digital Journalism à la Columbia University, ont cherché à mesurer cette empathie dans une étude publiée en mars dernier. Et celle-ci est venue confirmer que les vidéos immersives généraient plus d’émotions que les formats traditionnels. Ce qui implique une plus grande motivation à agir politiquement ou socialement, à s’informer davantage sur le sujet et à mémoriser l’histoire en question. Une bonne nouvelle pour les journalistes RV, mais qui reste toutefois à prendre avec des pincettes.

Pour générer ce surplus d’empathie et d’immersion, les chercheurs de l’école de Columbia ont noté qu’il était essentiel pour le spectateur de pouvoir faire confiance à un narrateur et de se laisser guider par celui-ci. La présence narrative est cruciale pour ne pas le perdre dans sa liberté de visionnage.

Mais suivre un narrateur à l’écran ne s’avère pas forcément compatible avec l’ensemble des sujets traités en 360°. La voix-off, dans l’idéal couplée à des indications textuelles, se révèle être une solution de choix pour atteindre un équilibre entre le suivi du storytelling de fond et de ce qui se passe sur l’écran.

Autre découverte : plus une vidéo immersive est perçue positivement et plus elle aura d’impact.  À l’inverse, une surcharge de passages traumatiques sera plus susceptible de faire fuir l’utilisateur ou de le pousser à oublier rapidement ce qu’il vient de voir.

Pour s’en convaincre, il suffit de regarder  “Agony in a venezuelan mental health hospital”, une immersion produite par The New York Times. Le spectateur est plongé dans un hôpital psychiatrique, à quelques centimètres de patients en grande souffrance. Pour contrer ce risque de saturation émotionnelle, Dan Archer et Katharina Finger conseillent aux journalistes RV d’intercaler des scènes plus neutres entre ces scènes difficiles.

En définitive, l’étude répond à ce qui pourrait constituer une tentation majeure chez un journaliste qui se met à utiliser des caméras 360° : réaliser des marronniers en espérant que la nouveauté technique compensera leur absence d’originalité.

Les chercheurs sont sans appel sur la question, une grande familiarité avec le sujet traité, voire l’absence d’intérêt, seront difficiles à contrebalancer, vidéo RV ou non. Il ne suffit donc pas d’embarquer une caméra 360° pour “faire du journalisme autrement.” S’ils doivent conserver leur méthode d’enquête sur le terrain, les journalistes RV doivent donner un soin tout particulier au choix de leur sujet, à sa préparation et à la narration du sujet.

Taline OUNDJIAN et Luc OERTHEL