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Les ONG, nouveau terrain du journalisme

Temps de lecture : 8 minutes

Investigations au long court, enquêtes sur des phénomènes de société, photo-reportages dans des zones à risques… Autant de productions délaissées par les médias traditionnels. Depuis peu, les journalistes se tournent vers les ONG. Leur objectif ? Attirer l’attention du public, quitte à sortir de leur présumée neutralité.

Au début des années 2000, et pendant presque une décennie, Olivier Vilain a écumé les rédactions spécialisées et généralistes, en France et en Suisse : Les Échos, le magazine Capital et quelques autres rédactions.

Depuis dix ans, le journaliste a posé ses bagages au 11 rue Froissart, à Paris. Il travaille désormais pour Convergence, un mensuel distribué sur abonnement et propriété du Secours Populaire. La publication est tirée à plus de 300 000 exemplaires. Un chiffre considérable pour la presse humanitaire. Olivier y est devenu chef de rubrique.

À chaque numéro, il écrit sur plusieurs sujets : l’accès à la culture, la pauvreté, le droit au travail, l’environnement… Autant de thèmes au centre des actions du Secours Populaire. Là se pose la question : est-ce du journalisme ou de la communication ? « La particularité de travailler pour le média Convergence, c’est qu’on n’appartient pas à une institution médiatique. »

La Chronique est un mensuel d’information sur l’actualité internationale et le droit humain. Photo : La Chronique

Dans le dernier numéro, Olivier s’est penché sur ces jeunes qui ne peuvent pas partir en vacances. « J’ai, bien sûr, une certaine affinité avec les sujets traités par le Secours Populaire », accorde-t-il. Le chef de rubrique assume ce passage à la presse associative : « Je n’avais plus envie de travailler dans un journal, à la solde d’un actionnaire. Je ne voulais plus me poser de questions par rapport aux annonceurs ». Il trouve, dans son travail à Convergence, une certaine liberté. Malgré le fait que le magazine est celui d’une organisation non-gouvernementale (ONG).

Une presse associative en évolution

Depuis quelques années, la presse associative s’est développée à grande vitesse. Olivier remarque que, dans sa rédaction, les profils journalistiques sont bien présents. Dans d’autres ONG, les journalistes affluent. Comme à Amnesty International et son magazine La Chronique, qui aborde de manière journalistique les enjeux de société actuels : les conflits armés, l’immigration, la population carcérale…

Autre exemple, outre-Manche, à Greenpeace qui, depuis 2012, finance la rédaction d’Unearthed, spécialisée dans le journalisme d’investigation environnemental. Une dizaine de journalistes indépendants y travaillent. En décembre dernier, l’ONG Human Rights Watch, plus habituée aux plantureux rapports sur le droit international, s’est également essayée au journalisme à travers un reportage multimédia sur l’Aquarius.

Photographies, vidéos et pastilles de sons regroupent les témoignages de ces migrants secourus par le bateau de l’ONG « pour créer un récit plus émotionnel et descriptif que les traditionnels rapports », explique Philippe Dam, directeur de plaidoyer à Human Rights Watch.

Force est de constater que les ONG se tournent vers le journalisme. Et que les journalistes répondent à l’appel : « Je ne suis pas forcément mieux payé comparé à certaines rédactions traditionnelles. Mais j’ai l’impression que les ONG traitent mieux les journalistes. Elles remboursent assez rapidement les frais voire, même, les avancent », témoigne Joël Le Pavous, journaliste free-lance, dont certains articles sont parus dans La Chronique, le magazine d’Amnesty International.

Par l’investigation, on fait un travail plus fort, qui touche davantage de personnes. 

Geoffrey Livolsi, journaliste indépendant, collaborateur de Greenpeace 

Les ONG, à l’heure du journalisme d’investigation

Les journalistes trouvent une certaine indépendance dans leur travail avec des ONG : « J’ai toujours la liberté de traiter les sujets de mon choix. Ensuite, je les propose », poursuit Joël Le Pavous. La collaboration avec une ONG laisse, dans certains cas, une grande autonomie aux journalistes.

En avril 2018, Joël Le Pavous publiait, pour La Chronique d’Amnesty International, un reportage à Vienne auprès des ONG et des associations d’aide aux réfugiés. Photo : Twitter Joël Le Pavous

Greenpeace s’est également tourné vers eux pour donner corps à ses luttes : « Greenpeace fait de plus en plus de commandes à des reporters », explique Geoffrey Livolsi, journaliste rémunéré pendant quatre mois par l’organisation environnementale, avant de poursuivre : « Greenpeace fait directement appel à des journalistes pour travailler sur des enquêtes, et non des rapports. Ils font le choix de commander un travail indépendant. Ils laissent une totale liberté au journaliste et n’interviennent pas, quitte à ce que, in fine, le résultat de l’enquête soit différent de l’hypothèse formulée au départ par l’organisation. »

Les ONG comme Greenpeace changent leur mode de communication. Exit les rapports et les communiqués de presse. L’heure est au journalisme d’investigation : « L’idée est de s’offrir une meilleure crédibilité en termes d’information. Par l’investigation, on fait un travail plus fort, qui touche davantage de personnes », estime Geoffrey Livolsi. Les enquêtes des journalistes sont ensuite vendues à des rédactions traditionnelles. Libre à elles de les poursuivre. Mais l’article restera estampillé, dans la signature, d’un « cette enquête a été financée par Greenpeace ».

Une distance à respecter

Le travail de Geoffrey n’a pas encore été publié. Le journaliste tient à ne pas dévoiler la cible de son enquête. Seuls deux médias, intéressés pour reprendre le sujet, sont au fait du contenu. « Beaucoup de rédactions restent encore méfiantes, en France, sur cette pratique », témoigne Geoffrey. Cela s’explique, selon lui, par un passif mouvementé entre médias et ONG, considérées comme trop partiales, trop militantes, pas assez objectives.

Les rédactions traditionnelles font de moins en moins écho des différentes communications des ONG. « Il faut que les rôles des journalistes et des ONG soient bien définis pour que le travail soit pertinent et le plus professionnel possible. Les journalistes doivent s’interroger sur la stratégie des ONG », explique Jean-Paul Marthoz, journaliste, écrivain et enseignant à l’université de Louvain, en Belgique.

L’auteur de nombreux ouvrages sur l’influence des ONG dans le paysage médiatique se rappelle de ses années au sein de l’association Human Rights Watch : « Nous avions des journalistes qui se sentaient très proches de nous, dans la lutte contre un régime totalitaire. Nous avons essayé de les tempérer. Notre crédibilité dépendait de leur crédibilité. Il fallait instaurer des règles assez strictes pour préserver l’intégrité des missions de chacun. »

Ces règles tournent surtout autour de la transparence. Pour beaucoup d’ONG, il est essentiel d’avertir les médias que le contenu journalistique a été financé ou soutenu par une association.

Je retrouve dans La Chronique l’indépendance éditoriale que j’ai connue à Libération il y a 35 ans. 

Jean Stern, rédacteur en chef de La Chronique d’Amnesty International

Job de communicant ou nouveau journalisme ?

La question se pose d’emblée : comment travailler pour le média d’une ONG, si ce n’est pour servir ses intérêts ? Joël Le Pavous, qui collabore avec La Chronique, admet : « Bien sûr que, de mon point de vue, il y a une part de communication. Il faut mettre en avant le travail des associations. Cela ne nous empêche pas de citer le point de vue du gouvernement. » Si La Chronique est un média créé par une ONG, il reste, selon son rédacteur en chef Jean Stern, totalement indépendant éditorialement. Il ose même la comparaison avec des titres historiques. « Je retrouve dans La Chronique l’indépendance éditoriale que j’ai connue à Libération il y a 35 ans. »

La Chronique dispose d’un budget propre : ses finances proviennent aux deux tiers des abonnements. Un phénomène rare dans la presse actuelle. Le journal propose les mêmes formats qu’un magazine d’information lambda : portraits, récits, photo-reportages… avec, forcément, des thématiques tournées vers le social. « Les sujets traités dans La Chronique sont proches des causes défendues par Amnesty International », poursuit Jean Stern.

Si les responsables de la communication d’Amnesty n’interviennent pas dans l’élaboration des papiers, ils participent néanmoins aux conférences de rédaction et discutent des sujets qui peuvent être abordés. L’agenda de l’ONG peut alors correspondre aux besoins des rédacteurs de La Chronique.

« Les rapports publiés par l’ONG sont parfois des supports très précieux pour notre travail, et nous permettent de nourrir certains sujets. » A contrario d’un titre vendu en kiosque, La Chronique s’adresse à une communauté restreinte, déjà sensibilisée aux idées d’Amnesty International. En premier lieu, les abonnés, les donateurs, les membres de l’ONG. Mais la publication d’Amnesty vise aussi plus haut : « Les hommes politiques, les diplomates, les personnes d’influence à qui nous envoyons des exemplaires pour les sensibiliser à des problématiques actuelles. »

Le journalisme pour faire bouger les lignes

Sensibiliser les décideurs : une vocation qui séduit de plus en plus de journalistes, prêts à laisser de côté leur sacro-sainte neutralité. Selon Conor Fortune, responsable de la communication au sein de la cellule de crise d’Amnesty International, et lui-même ancien journaliste au New Jersey Herald ou au Times of Trenton, « les activités d’Amnesty International et le journalisme d’investigation se croisent. Certains rôles au sein de notre organisation peuvent parler à des journalistes qui chercheraient à avoir plus d’impact sur les décisions politiques et sur l’opinion publique. »

Philippe Dam, de Human Rights Watch, confirme cette appétence des journalistes pour l’engagement humanitaire : « On se fait approcher par des journalistes qui souhaiteraient inclure la problématique des droits de l’Homme [dans leur travail] […] Travailler pour Human Rights Watch, c’est être soutenu par une structure qui permet de connecter le travail d’enquête et le plaidoyer, d’avoir une démarche plus activiste. »

Plus des trois quarts des reportages sur l’humanitaire sont désormais soutenus par des ONG. 

Jean-François Leroy, directeur du festival de photojournalisme Visa pour l’image

Pour répondre à ce besoin d’engagement, Geoffrey Livolsi a créé son propre média, D!sclose. Le projet revendique le statut d’ONG. Le site, qui devrait être lancé en novembre 2018, comportera une partie enquête, “assurée par une rédaction complètement indépendante”, mais aussi une partie dédiée à son plaidoyer “en faveur du droit d’accès à l’information”.

Il ne fonctionnera que grâce aux dons. Pour Geoffrey Livolsi, avec ce fonctionnement, “les gens adhèrent à une cause. La cause, ce sont les enquêtes d’intérêt général.” Une manière d’engager les lecteurs et de répondre à la crise de confiance envers les médias.

Dans son manifeste, D!sclose plaide pour un journalisme d’investigation indépendant, non lucratif et d’intérêt public.  Photo : capture d’écran du site D!sclose

“Il y a une sorte de fatalisme des gens par rapport à l’investigation. Les journalistes doivent s’engager davantage.” En se tournant vers ce type d’ONG, les journalistes renouent avec un genre qui a été, peu à peu, délaissé par les médias : l’enquête. Mark Lee Hunter, journaliste d’investigation, interrogé par Jacques Morin sur France Inter, parle carrément de “fuite des talents” : “Où vont les journalistes qui ne peuvent pas faire des recherches d’investigation correctes ? Dans les ONG ! Il y a une fuite des talents dans les médias qui ne peuvent pas absorber les gens qui veulent faire leur métier.”

D’autres facettes du journalisme sont touchées par cet abandon. Les sujets humanitaires en première ligne. Si bien que Jean-François Leroy, directeur du festival de photojournalisme Visa pour l’image, estime que “plus des trois quarts des reportages sur l’humanitaire sont désormais soutenus par des ONG”.

Les ONG productrices d’images

Ces collaborations ne sont pas nouvelles. Entre 1984 et 1985, Sebastiao Salgado part pour le Sahel. Le photographe est en commande pour l’agence Magnum. Cette région d’Afrique connaît alors une sécheresse sans précédent. Au Tchad, ainsi qu’en Éthiopie, la guerre sévit. Des populations entières sont poussées à l’exode. Le Brésilien photographie la catastrophe.

Sur place, les équipes de Médecins Sans Frontières (MSF) lui assurent une aide logistique. À son retour, ses photos sont d’abord publiées dans la presse internationale. Il en offre aussi quelques unes à l’ONG avant de publier, en 1986, Sahel, l’homme en détresse, qu’il vend au profit de MSF France.

Désormais, on assiste à un inversement des collaborations, explique Jean-François Leroy. Le photographe part en commande pour une ONG et il essaie ensuite de placer quelques unes de ses photos dans les journaux.” Autrefois uniquement consommatrices d’images, les ONG permettent aujourd’hui la réalisation de reportages.

Christophe Da Silva fait partie du studio Hans Lucas. Il se définit comme un “photographe de terrain”. À travers ses photos, il cherche à s’interroger sur des problèmes de fond “avec une approche plus documentaire”. L’un de ses derniers travaux porte sur le sort des femmes enfermées pour sorcellerie en Centrafrique. Mais sur place, il a d’abord honoré des commandes pour le Comité International de la Croix-Rouge (CICR), Action contre la faim et l’Institut Pasteur. Il l’avoue sans complexe, “travailler pour une ONG, c’est de la communication, pas du journalisme”. 

L’ONG fournit au photographe un cahier des charges à respecter, l’écriture du reportage doit aller dans le sens que l’organisation a choisi : mettre en avant ses actions et ne pas parler d’autre chose. “Quand je pars en commande pour une ONG, je ne me considère pas photojournaliste”, continue-t-il.

Continuer à travailler

Pourtant, il ne songe pas à renoncer à ces collaborations. “La presse paie très mal et les analyses sociétales ne les intéressent pas”, explique-t-il. Répondre à la commande d’une ONG lui permet tout simplement de continuer à travailler, de pouvoir aller sur le terrain et de gagner sa vie. C’est aussi la possibilité de travailler dans un cadre plus sécurisé que s’il partait seul, “le fait d’avoir le t-shirt d’une ONG sur un terrain difficile permet de ne pas avoir trop de problèmes”, confie Christophe Da Silva.

Mais ces travaux représentent surtout l’opportunité de prolonger le temps sur le terrain. De rencontrer de nouvelles personnes, de découvrir de nouvelles pistes de réflexions pour des projets personnels qu’il mènera après ses travaux pour les ONG. “C’est frustrant de ne pas avoir une liberté totale, certes, mais travailler avec ces organisations est souvent une bonne porte d’entrée sur un terrain”, résume-t-il.

Jean-François Leroy est aux premières loges de ces changements. “Dès qu’il s’agit de famines ou de conséquences de catastrophes naturelles, je dirais que 80% des photos sont produites avec la collaboration d’ONG“, estime-t-il. Mais ces collaborations de plus en plus fréquentes posent des questions.

Déontologiquement, il y a un vrai problème. Une ONG joue son futur dans un pays. Elle sera donc forcément moins libre. Les photos produites pour des ONG me gênent tout autant que lorsqu’un parti politique fournit des images aux médias. Si ces images ne sont pas signées par le parti ou l’ONG, ça devient de la communication” , détaille Jean-François Leroy.

Les ONG semblent néanmoins devenir incontournables lorsqu’il s’agit de parler de sujets humanitaires. Jean-François Leroy le remarque dans les candidatures qu’il reçoit à Visa pour l’image, “les photos sont produites avec Human Rights Watch, Amnesty International, Médecins du Monde, c’est devenu très commun“.

Florent BARDOSAntoine BELHASSEN et Julianne RABAJOIE-KANY