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Balayer les stéréotypes : le défi d’un journalisme inclusif

Balayer les stéréotypes : le défi d’un journalisme inclusif

Fatigué.e.s par les erreurs déontologiques de leurs collègues, des journalistes et des associations prennent position pour plus de respect envers les minorités. Un vocabulaire adéquat pour un traitement médiatique soucieux de son impact. Enquête… en écriture inclusive. 

Les journalistes, en leur qualité de producteur.rice.s d’information, sont censé.e.s pouvoir écrire sur tout ce qui façonne la société. Mais il y a une difficulté à aborder correctement les sujets qui ne les concernent pas. « Parfois, sans faire attention, les journalistes utilisent des manières de définir le monde qui sont celles des points de vue majoritaires, dominants, de ceux.elles qui se considèrent « normaux.les » par rapport aux autres. Il faut faire très attention. »

En abordant les problématiques des minorités, que ce soit l’origine, l’orientation sexuelle, le handicap ou encore le genre, les journalistes abordent des phénomènes de société complexes. Un traitement médiatique erroné peut avoir de lourdes conséquences humaines (suicide, dépression). Quand on fabrique de l’information, le risque est d’oublier le point de vue des personnes concernées. Quelles pratiques innovantes les journalistes peuvent-iels alors mettre en œuvre pour ne jamais être porteur.se.s de discriminations ?

Liste non exhaustive du vocabulaire à adopter.

Les grand.e.s absent.e.s des débats

Si d’une manière générale les femmes sont sous-représentées dans les débats (seulement 24% des interviewé.e.s ou des personnes dont on parle, tous supports confondus selon l’enquête Global Media Monitoring Project-GMMP 2010), elles sont souvent interrogées comme témoins ou victimes plutôt qu’expertes. Les lesbiennes, elles, sont carrément invisibles.

C’est le cas dans le débat très actuel sur l’extension de la procréation médicalement assistée (PMA) à toutes les femmes, y compris les lesbiennes et les femmes célibataires. C’est devenu un débat d’experts et de philosophie politique qui fait oublier que les familles homoparentales existent déjà et demandent une reconnaissance. Interroger toujours les mêmes personnes pour commenter est un problème déontologique. « Le B.A.-BA du journalisme, c’est le choix du sujet, c’est le choix de l’angle, c’est la capacité à trouver des sources, et pas uniquement des sources dominantes », lance le sociologue Eric Macé.

La une de Libération du 9 octobre 2018.

Par exemple, le 9 octobre 2018, Libération a consacré sa une et un dossier au retour en force de la Manif pour tous. Les religieux.ses et les hommes monopolisent la parole au point que 90 femmes qui ont eu recours à la PMA en Espagne et en Belgique, dont la présentatrice d’Arte Marie Labory, ont publié le 11 octobre une tribune sur franceinfo pour dénoncer leur manque de visibilité. 

Comme nous l’explique Lynda Zerouk, journaliste à Arrêt sur Image, « Les lesbiennes sont sous-représentées, voire complètement invisibilisées parce qu’elles sont femmes. C’est une discrimination qui persiste, une mauvaise représentation dans la presse. Comme elles sont lesbiennes, il y a une « double peine », une double discrimination qui pèse sur elles, alors qu’elles sont les premières concernées. » Ne s’indignerait-on pas si des femmes organisaient un débat sur la prostate sans inviter d’hommes ?

Même constat pour les personnes en situation de handicap. Selon Lynda Zerouk, « Les personnes en situation de handicap sont invisibles dans les médias. On les appelle quand il y a un sujet sur eux, et encore… »

En parler plus, en parler mieux

Pour qualifier les minorités, les mots sont souvent maladroits. Dans le cas des personnes LGBT+, l’impair se constate surtout envers les personnes transgenres. La fascination pour le processus du avant/après de la transition dans les portraits et les erreurs de pronoms dans les faits divers sont très récurrents.

Reprenant une dépêche, tous les articles ont mégenré Vanessa Campos.

Cet été, Vanessa Campos, femme transgenre et travailleuse du sexe, a été tuée au bois de Boulogne. Reprenant les mots d’une dépêche, tous les articles ont titré sur « un prostitué travesti ». Or le féminin est de rigueur, et travesti désigne juste le fait de porter des vêtements considérés comme du sexe opposé, pas une identité de genre. Le mot transsexuel ne convient pas non plus. Comme l’explique Eric Macé à La Fabrique de l’Info, « Le transsexualisme a disparu des catégories psychiatriques et médicales. Les gens qui continuent d’appeler les personnes transgenres « transsexuels » ne sont au courant de rien. Cela n’est pas militant, c’est juste informatif. »

Rachel Garrat-Valcarcel, journaliste lesbienne et transgenre qui travaille à 20 Minutes, a été choquée par le traitement médiatique du meurtre de Vanessa Campos. « Quand Paris Match a fait un reportage après sa mort intitulé « Les nuits fauves du bois de Boulogne », cela légitime tout un discours homophobe et transphobe derrière. La question de la précarisation des personnes transgenres et des travailleuses du sexe passe totalement au second plan. » Un titre au doux parfum de scandale, peu à propos dans le cas d’un assassinat.

Informer les lecteur.rice.s… et ses collègues

Sans tomber dans la parano, comment faire pour être sûr.e de la justesse de ses propos ? Comme pour d’autres sujets, une solution pour la.le journaliste est de demander aux concerné.e.s. Rachel Garrat-Valcarcel travaillait à Sud Ouest avant 20 Minutes. En tant que femme transgenre, elle a une expertise sur le sujet : « Je trouve cela bien que des collègues me demandent conseil. La première pédagogie à faire est celle auprès d’eux. C’est pour cela qu’une rédaction doit être diverse. C’est évident que si elle est uniquement composée d’hommes blancs de plus de 50 ans, la vision de la société sera limitée. Pour être un.e journaliste qui écrit sur des choses qui ne la.le concerne pas, cela demande du travail. »

L’impact des mots sur les gens dont on parle n’est généralement pas assez pris au sérieux. Fanny Evrard, qui travaillait avant à La Voix du Nord, raconte que la rédaction était plutôt ouverte d’esprit, mais qu’« une collègue avait interviewé un.e bachelièr.e, qui voulait être genré.e au neutre, car non-binaire. La journaliste l’a genré.e au féminin tout au long du papier. Elle n’a rien voulu entendre, elle s’en fichait. Pourtant cela ne change rien au niveau du contenu, mais cela affecte la personne concernée. » Les jeunes transgenres qui lisent ces articles peuvent perdre l’espoir d’être un jour respecté.e.s et genré.e.s correctement.

La situation ne semble pas la même aux Etats-Unis. Alice Coffin, journaliste indépendante, militante lesbienne et cofondatrice de l’AJL, a fait des recherches outre-atlantique sur la responsabilité des journalistes. « Elle a noté qu’ils ont plus conscience de leur responsabilité dans ce qu’ils écrivent, et de la nécessité de parler des gens avec respect. En France, on considère qu’on ne doit rien aux interviewé.e.s. Même s’il n’y a pas de relation contractuelle, on ne peut pas considérer l’interviewé.e comme quantité négligeable », argumente Rachel Garrat-Valcarcel.

Éduquer les futur.e.s générations de journalistes    

Pour plus d’inclusivité dans les médias, des associations de journalistes se sont créées pour former et corriger leurs confrères et consœurs. C’est le cas de Papageno et de l’AJL, qui œuvrent pour améliorer le traitement médiatique de ces questions, notamment par des formations et interventions dans les écoles de journalisme et les rédactions, et de la veille sur l’actualité.

Créée pour alerter sur les dangers du traitement médiatique du suicide, l’association Papageno veille à ce que les médias soient conscients de « l’effet Werther ».  De l’héroïsation, la dramatisation ou du sensationnalisme qui peuvent découler du traitement médiatique, cet effet peut ainsi entraîner d’autres suicides par imitation chez les lecteur.rice.s.

Le cas le plus récent est le suicide très médiatisé du DJ Avicii. Non seulement il y a une question d’impact, avec un mimétisme possible sur les lecteur.rice.s, mais également une certaine désinformation sur ce sujet. Nathalie Pauwels, chargée de déploiement du programme Papageno, estime que « sur la réceptivité, l’après suivi du suicide du DJ Avicii a créé un tollé dans la profession. […] J’ai senti une prise de conscience. »

Les médias généralistes donnent sans s’en rendre compte des techniques de suicide. 

Quant à l’AJL, créée en 2013, elle organise une réunion toutes les trois semaines à Paris avec les journalistes membres. Iels ont mis en ligne un kit à l’usage des médias pour sensibiliser à l’usage des bons mots. Actuellement, l’AJL est en train de mettre à jour le kit et réviser les exemples pour l’éditer début 2019. « Il n’y a pas besoin d’être concerné.e pour pouvoir parler correctement de ces sujets, il y a les kits pédagogiques écrits par les concernés pour s’aider », souligne Fanny Evrard. L’idée de ces journalistes est de semer les graines d’un nouveau vocabulaire. Petit à petit, Fanny Evrard remplace des mots dans ses articles, comme « marche des fiertés » au lieu de « gay pride » dans le corps d’un article pour France 3.

Mais l’envie d’un engagement plus militant peut naître. Fanny Evrard pige actuellement pour Komitid, un nouveau média LGBT+ : « L’avantage, c’est qu’il y a moins de pédagogie à faire car les lecteur.rice.s sont déjà au courant. Tu n’as pas besoin de tout reprendre à la base, donc tu peux aller plus en profondeur dans les enquêtes. » Ce média a choisi d’utiliser l’écriture inclusive dans tous ses articles et communiqués. Une manière de se différencier, mais aussi de faire naître la réflexion. Rachel Garrat-Valcarcel, elle, « pense que c’est une évolution intéressante. Je ne vois pas ce qui nous empêche, à part un conservatisme qui se base sur des préceptes machistes du 17ème siècle. Comme on considère que c’est l’évidence, on n’en discute pas. Or, le journalisme, c’est aller au-delà des évidences. » Peut-être qu’un jour les médias généralistes se mettront aussi à l’écriture inclusive. La Fabrique de l’Info, laboratoire innovant, a saisi sa chance.

    Grâce au travail des associations, certains médias ont reconnu leurs erreurs et ont pris en compte les corrections. En plus des guides, les rédactions peuvent mettre en place des chartes d’éthique et de vocabulaire. C’est le cas outre-manche de la BBC qui a mis en ligne son guide éditorial, un travail collectif de la part de la rédaction pour afficher une prise de position envers son audience et son personnel.

Lors de la parution d’un article sur le paracétamol dans le journal La Voix du Nord qui donnait la quantité à ingérer pour se suicider, l’association s’est manifestée, jugeant que les termes employés étaient à effet Werther. Le journal a immédiatement modifié son article.

Avant d’être modifié, l’article donnait la dose mortelle.

Lynda Zerouk estime qu’« en réalité, les experts expliquent que le suicide est souvent multifactoriel. […] On a donc intérêt, dans les médias, à utiliser les termes précis sur ce qui conduit à de tels actes, et à faire attention à ne pas romancer ces situations. »

En août 2018, l’Est Républicain de Besançon a scandalisé en publiant un article sur le suicide retransmis en ligne de Lucie-Anne Roux, femme transgenre et policière municipale. En plus d’avoir romancé son suicide, le journaliste l’avait genrée au masculin et a utilisé son ancien prénom. Maëlle Le Corre, la co-secrétaire de l’AJL, avait alors contacté le média pour leur expliquer la violence de cette invalidation. Une semaine plus tard, ils ont publié une mise au point reconnaissant plus ou moins leur erreur, mais utilisant le nom et pronoms que souhaitait Lucie-Anne Roux.

Un journalisme innovant est en train de voir le jour, ouvrant la voie à un nouveau vocabulaire plus inclusif et respectueux des minorités. Les journalistes concernés ou avertis s’interrogent désormais sur ce qui allait de soi et ne laissent plus laisser passer les erreurs de traitement médiatique, « à la manière plus ancienne des mouvements féministes. Cette nouvelle génération de journalistes s’oppose aux mâles blancs masculinistes qui dominaient le journalisme français. Elle est plus sensible à ces questions et a à cœur de ne pas raconter n’importe quoi en utilisant n’importe quel mot », conclut le sociologue Eric Macé.

Mathilde MUSSET et Juliane ROLLAND