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L’enquête, nouveau carburant de la presse locale

L’enquête, nouveau carburant de la presse locale

Temps de lecture : 9 minutes

Dans la presse régionale, un genre journalistique fait défaut : l’enquête. Souvent cantonnée aux journaux parisiens, elle a du mal à s’imposer dans les quotidiens régionaux. Des médias indépendants tentent d’y remédier.

Vous souvenez-vous de la dernière enquête lue dans votre journal local ? Nous, on a eu du mal à en trouver, après deux mois plongés dans une rédaction de presse quotidienne régionale. Portrait, reportage, interview… Tous les genres y sont passés. Hormis un : l’enquête.

En tant que futurs journalistes, nous nous sommes interrogés : pourquoi n’y a-t-il pas davantage d’enquêtes locales ? Les journalistes des grands journaux régionaux ne seraient-ils plus intéressés par l’enquête ? Ou serait-ce les lecteurs ? Le fonctionnement des journaux locaux empêche-t-il les journalistes d’en réaliser ? Faut-il être indépendant pour enquêter ?

L’enquête locale poussée à son paroxysme. Crédits photo : Claire Freyssac

« Une forte proximité entre groupes de presse régionaux et acteurs locaux »

« L’investigation n’est pas la priorité de l’information locale en France. Il n’y a pas de tradition de l’enquête », nous explique pragmatiquement Pauline Amiel, docteure en sciences de l’information et de la communication et spécialiste de la presse locale. « La presse quotidienne régionale (PQR) a été construite historiquement pour transmettre de l’information pratique, créer du lien de proximité et renforcer la notion d’identité territoriale. »

Tout de même, on creuse la question. Et une autre explication nous interpelle :

Une des caractéristiques de la PQR, c’est sa forte proximité avec les acteurs locaux. Ce phénomène empêche l’enquête de se développer.

Si Sylvain Morvan a décidé de fonder Mediacités (voir la vidéo ci-dessous) avec six autres journalistes, c’est justement pour « combler un manque ». Implantés dans quatre grandes villes – Lille, Lyon, Toulouse et Nantes – les journalistes de Mediacités ont décidé de « monter des petits Mediapart dans plusieurs villes de France. » Anciens journalistes à L’Express, ils ont démissionné lorsque Patrick Drahi, principal actionnaire de SFR et 5e homme le plus riche de France selon Forbes, a racheté le journal.

Beaucoup voient Mediapart et ses 140 000 abonnés comme un modèle. « Mediapart n’a ni publicité ni partenariats. Pourquoi ? Car c’est cela qui peut compromettre toute publication journalistique », souligne Simon Barthélémy, le co-fondateur du pure player Rue89 Bordeaux.

En 2014, un tiers du chiffre d’affaires total de la presse régionale provenait de la publicité. Et ce n’est pas sans conséquence sur l’indépendance des médias. La publicité et les partenaires économiques, agents toxiques du journalisme ? Sylvain Morvan, de Mediacités, nous le confirme à son tour.

« La presse locale est parfois liée à ces grands acteurs locaux par des partenariats. Quand un média vit de publicité, ce n’est pas sain. Nous, on n’appartient pas au groupe Lagardère et on n’a pas de publicité ; on enquête en toute indépendance. C’est notre force. Sinon, comment enquêter en profondeur sur les pouvoirs locaux politiques, économiques, culturels et sportifs ? »

« Un paysage médiatique peu diversifié », c’est ce que dénonce Sylvain Morvan. « C’est souvent un grand quotidien, pas du tout porté sur l’investigation, qui est en position dominante dans sa région, remarque-t-il. L’intérêt de créer Mediacités est d’apporter un média en complément des grands journaux, spécialisé dans l’enquête. » Une concentration de la presse régionale, notamment démontrée par l’économiste Julia Cagé.

Carte des groupes de presse régionaux en France. Source : La Croix

« Ne pas avoir peur de se faire blacklister »

En Alsace, les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA) et L’Alsace jouissent d’une position dominante. Mais Heb’di, ou « accroche-toi » en alsacien, un mensuel satirique dédié à l’enquête, détonne dans le paysage médiatique local. C’est Heb’di qui a révélé l’affaire Naomi Musenga, la jeune femme morte en décembre 2017, quelques heures après avoir appelé le Samu, qui s’était moqué d’elle. Celui qui se définit comme « le lanceur d’alerte alsacien » avait publié l’enregistrement de l’appel et mis en lumière le comportement du Samu.

En général, les gens viennent nous voir après s’être adressés aux DNA et à L’Alsace, qui appartiennent au Crédit Mutuel. Pour l’affaire Naomi par exemple, on nous a directement contacté car les gens savent qu’aux DNA, l’investigation, ce n’est pas leur truc,

explique Thierry Hans, le fondateur d’Heb’di.


La couverture du numéro d’Heb’di de mai/juin 2018, qui a révélé l’affaire Naomi. Crédits photo : Heb’di

Pour enquêter, Thierry Hans ne se soucie guère de conserver de bonnes relations avec les acteurs politiques. « Si certains élus ne nous aiment pas, tant pis. » C’est ce que pense également Sylvain Morvan de Mediacités : « Il ne faut pas avoir peur de se faire blacklister. Même si on est grillé chez certaines personnes, on peut continuer à faire notre travail et obtenir des informations. »

Pour cela, Simon Barthélémy de Rue89 Bordeaux, a ses petites astuces. « Je m’astreins à participer à tous les conseils municipaux et métropolitains. On peut avoir accès à des documents publics et c’est de là que partent beaucoup d’enquêtes. »

Et comment faire pour ne pas marcher sur les plates-bandes des concurrents déjà implantés ? Tous sont unanimes, les médias d’investigation ne sont pas des concurrents, mais plutôt des « compléments ».

« Mediacités ne traite pas des mêmes informations, ne s’adresse pas au même public, ne possède pas la même ligne éditoriale que Ouest France par exemple », précise Sylvain Morvan. Il se considère comme « un complément pour une meilleure diversité du paysage médiatique. »

Et l’enquête devient collaborative

Depuis le 1eroctobre, Mediacités a ouvert une « plateforme de lanceur d’enquêtes ». Un concept qui nous a tout de suite intrigués. « On a créé cette plateforme d’alerte sécurisée pour faire remonter des informations qui n’arrivaient pas jusqu’à nous habituellement », indique Sylvain Morvan.

Les gens ont parfois peur de transmettre des informations sensibles aux médias si leur emploi est en jeu. Nous leur offrons un moyen de nous informer en ne prenant aucun risque.

Le média d’investigation locale Mediacités a lancé le 1er octobre sa plateforme « Lanceur d’enquêtes ». Crédits photo : Mediacités

Avec six à sept pistes recueillies en une semaine, la plateforme est déjà un succès. On se dit surtout que c’est un bon moyen de renouer le lien avec le lectorat. Un avis partagé par Sylvain Morvan : « On retrouve vraiment un contact direct entre le lecteur et le journaliste. »

Malgré toutes ces nouvelles initiatives, Mediacités, Rue89 Bordeaux et consorts peinent à survivre uniquement grâce à leurs abonnés. L’enquête locale intéresse-t-elle toujours les gens ? Aucun de nos interlocuteurs n’a répondu par la négative.

« La question n’est pas là, corrige Pauline Amiel, spécialiste de la presse locale. Les gens s’intéressent vraiment à l’enquête locale. Ce n’est pas un déficit de qualité ou un désintérêt de la part des lecteurs, c’est surtout un problème de notoriété, de l’image de marque des médias. Mediapart fonctionne car il est porté par des fondateurs très médiatiques, qui apportent une certaine crédibilité. »

Le problème des médias locaux en France, c’est qu’il leur manque ce porte-voix médiatique.

Et si la solution était d’impliquer toujours plus le lecteur dans l’enquête du journaliste ? C’est ce que pense le co-fondateur de Mediacités.

« Cet été, on a fait passer un questionnaire à nos lecteurs pour savoir ce qui les intéressait et pour connaître leur domaine de compétence. On souhaite les faire participer à nos enquêtes. Par exemple, si on réalise une enquête sur le logement et qu’un de nos lecteurs est juriste, il pourra nous éclairer. On a eu beaucoup de retours positifs. »

Du journalisme collaboratif, qui instaure une relation directe entre journaliste et lecteur. Pour nous, cela constitue une solution pour réinventer la profession, où chacun s’entraide et où la défiance avec le public pourra peut-être s’estomper.

Un impact local, mais pas que

Pratiquer de l’investigation locale, c’est bien. Mais quid de l’après ? Les enquêtes locales font-elles vraiment bouger les choses ? Ariane Puccini, journaliste free-lance installée à Bordeaux, a vu la différence après son article sur la pollution du bassin de Lacq, dans les Pyrénées-Atlantiques, publié sur le pure player indépendant Bastamag.

On remarque vraiment une meilleure couverture médiatique maintenant que l’enquête est sortie. Je ne sais pas si c’est grâce à notre contribution, mais ça bouge.

Les conséquences dépassent parfois le seul territoire couvert par le média. « Lors des débats à l’Assemblée nationale, j’ai senti que des députés avaient lu notre papier. Ils avançaient des chiffres et des arguments dévoilés dans notre enquête », continue Ariane Puccini.

Rue89 Bordeaux a également révélé une affaire de harcèlement sexuel au sein du journal régional Sud Ouest. « Nos infos ont été reprises par BuzzFeed, qui a continué l’enquête. Le cadre en question s’est fait virer du journal. »

Le plafond de verre de l’abonnement

Au fil de notre enquête, un paradoxe est apparu. De nouveaux médias locaux d’investigation fleurissent et pourtant, pas un seul n’a réussi à trouver un modèle viable économiquement.

Financements participatifs, abonnements, gratuité partielle… Le système idéal, personne ne l’a encore trouvé. « C’est très compliqué de trouver la bonne formule », nous avoue le co-fondateur de Rue89 Bordeaux.

Est-ce qu’on dit aux gens que l’information est gratuite et on organise des financements participatifs, ou est-ce qu’on fait payer nos lecteurs et on leur explique que leur abonnement est notre seule caution pour être indépendant ?

Le pure player bordelais est parti d’un modèle économique de gratuité, financé uniquement par la publicité. Le problème, c’est que le marché publicitaire local s’effondre. Et il est souvent déjà lié à d’autres médias, plus importants.

« On n’est pas encore arrivés à un stade où les lecteurs financent la majorité du journal. 200 abonnés à 5€ par mois, ça ne paye pas une équipe de journalistes. »

Les gens ont trop été habitués à avoir de l’information gratuite.

Quand Sylvain Morvan prononce cette phrase, on se rend vite compte que le problème dépasse largement le seul cadre des médias locaux. Pauline Amiel appuie les propos du co-fondateur de Mediacités. « Bien sûr qu’on a tous été habitués à ça. On ne veut pas payer l’information que l’on trouve partout sur le net. Mais qui vous dit que le public n’est pas prêt à s’abonner si l’information est exclusive ? »

Pourtant, même si Mediacités fournit des informations inédites aux quatre coins de la France, son modèle est loin d’être pérenne. « Notre travail intéresse beaucoup de monde mais peu de gens s’abonnent. On avait pour objectif d’avoir 2000 abonnés dans chaque ville. Pour l’instant, on en a seulement 2000 dans toute la France, soit quatre fois moins que prévu. »

Comment inciter des milliers de potentiels lecteurs à franchir le pas ? « Il faut faire prendre conscience qu’on joue un vrai rôle localement », continue le co-fondateur de Mediacités. « Si ça marche, c’est que les gens veulent que ça existe. C’est ça, le vrai défi. »

« L’avenir de l’investigation locale passe par une culture des médias qui doit être renforcée, estime Simon Barthélémy. Il y a une confusion générale dans la tête des gens : ils ont du mal à trouver leurs repères entre les informations de la presse et les informations sur les réseaux sociaux. »

Avec, à demi-mot, une solution miracle : l’éducation aux médias.

Et à l’étranger ?

En France, la presse est centralisée dans la capitale. Ce n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons ou en Allemagne. « Aux États-Unis, les médias nationaux n’existent pas, nous explique Pauline Amiel. Chaque titre est rattaché à une ville et délivre de l’information locale. »

Autrement dit, ce ne sont que des médias locaux, rattachés à un territoire, comme The New York Times ou The Los Angeles Times, mais la portée de leur information est souvent nationale, voire internationale. « Il existe beaucoup de gros titres avec des équipes plus importantes qu’en France. Le public est plus nombreux et prêt à payer, et l’investigation est beaucoup plus présente dans les journaux. »

Néanmoins, la presse régionale américaine souffre et tente de nouvelles initiatives pour préserver sa qualité, comme l’explique le journaliste François Bougon au Monde. « Des médias locaux sont ainsi financés par des fondations ou abrités par des universités. De manière étonnante – mais aussi peu compréhensible pour le commun des mortels – une start-up baptisée Civil propose de recourir à la technique de la cryptomonnaie et du blockchain. […] Une manière originale de repenser le modèle économique des médias. »

Au Royaume-Uni, « les titres de presse locale sont nationaux, comme aux États-Unis, et les équipes sont plus riches, avec évidemment un public différent. Il faut savoir qu’en France, nous sommes les premiers consommateurs de presse magazine au monde mais on consomme très peu de presse quotidienne. »

Manon PÉLISSIER et Bastien MUNCH