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« Vrais gens » ou « bons clients », qui inviter dans les émissions de débats ?

« Vrais gens » ou « bons clients », qui inviter dans les émissions de débats ?

Temps de lecture : 10 minutes

« Les médias, ils ne parlent pas des vrais gens.» C’est un refrain que les journalistes continuent d’entendre. Même en ayant donné la parole à des gens plus concernés, rien n’y fait. Les journalistes sont encore accusés de parler de sujets qui n’intéressent qu’eux. Comment faire pour que le public se sente mieux représenté dans les émissions de débats ?

À l’heure actuelle, en ce qui concerne le choix des intervenants en plateau, on peut identifier deux écoles : les émissions « d’experts », à la façon de C dans l’air sur France 5, et les émissions « de témoins », à la façon des Grandes Gueules sur RMC. Ces deux émissions affichent une même intention : éclairer le public sur des sujets de société et d’actualité. L’une a recours à de grands reporters, journalistes, statisticiens, l’autre à des personnalités issues de la société civile. Deux conceptions bien distinctes, qui donnent plusieurs exemples à suivre ou non.

Un panel d’experts efficace, c’est un panel qui se renouvelle

« La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie importante de la population », écrivait le sociologue Pierre Bourdieu en 1996, dans son célèbre ouvrage Sur la télévision. Les émissions politiques et les débats, le public les regarde pour s’instruire, se faire un avis. Qu’ils soient experts ou acteurs des questions de société débattues, les intervenants doivent être choisis pour leur pertinence. « Parfois, C dans l’air peut m’appeler pour me proposer de parler de la réforme des retraites, par exemple, explique Raphaëlle Bacqué, grand reporter au Monde et intervenante régulière de C dans l’air. Dans ce cas-là, je réponds non, parce que ce n’est pas un domaine que je connais. Alors qu’une fois, je suis intervenue sur la radicalisation islamiste à Trappes, où j’ai pu solliciter ce que j’ai vu pendant mes trois ans d’enquête dans cette ville, avec ma consœur Ariane Chemin. »

Raphaëlle Bacqué aux côtés de Brice Teinturier, sur le plateau de C dans l’air.

Les médias, ils contactent ceux qui ont quelque chose à dire. Si tu n’as rien à dire, tu n’auras jamais aucun média

Christian Page, ex-SDF plusieurs fois passé dans les Grandes Gueules

C’est à ce même titre que Christian Page, ex-SDF, a pu attirer l’attention des médias sur lui, en tenant un compte Twitter très suivi où il raconte son quotidien. Ce qui a commencé avec une double page dans Libération a continué avec Le Parisien, France 3, LCI, Europe 1… et les Grandes Gueules, quatre fois. « Moi on m’invite plus que certains hauts responsables d’associations, comme le patron d’Emmaüs. Les médias, ils contactent ceux qui ont quelque chose à dire. Si tu n’as rien à dire, tu n’auras jamais aucun média », explique-t-il. Et de fait, c’est à lui qu’a fait appel RMC pour débattre face à Sylvain Maillard, député LREM, qui avait provoqué une polémique après avoir prétendu que « ‘l’immense majorité’ des SDF sont dans la rue ‘par choix' ».

https://twitter.com/Pagechris75/status/964158826952953858
Après son passage sur RMC, Christian Page poste son ressenti… sur Twitter, évidemment.

Un coup d’éclat louable, mais encore trop sporadique, comme le dénonce Pauline Perrenot, membre d’Acrimed et auteure de plusieurs articles critiquant les pratiques de ces émissions. « Ponctuellement, il peut y avoir des gens qu’on laisse s’exprimer, mais cela reste très rare par rapport au bashing que l’on peut observer quotidiennement et toujours envers un même ensemble d’intervenants », observe-t-elle. À ses yeux, qu’il s’agisse d’un débat d’intellectuels ou d’une discussion entre différents acteurs de la problématique, le problème principal reste le même : de par leur structure et leur ligne idéologique non assumée, ces émissions « cadrent le débat et amputent le pluralisme dont elles se réclament pourtant. »

Ce faux pluralisme, le médecin Christian Lehmann l’a vécu au plus près. Grande Gueule récurrente de 2005 à 2008, il lui aura fallu dix ans pour se décider à publier, le 12 octobre 2018, une tribune pour dénoncer ce « spectacle aussi insolite qu’insensé : remplir du vide avec du néant ». Il ne porte pas non plus aux nues le modèle de C dans l’air, émission à laquelle il a également participé : « Les gens qui y passent sont tous des gens cultivés, ce n’est pas la question. Mais ils risquent de tomber dans le travers du rond de serviette. Certes, on n’aura pas de propos de comptoir façon RMC. Mais à part quelques exceptions, beaucoup des invités de C dans l’air doivent plus leur présence à la rapidité avec laquelle on peut les contacter, qu’à leur connaissance concrète du sujet. On peut parler de bons clients, d’éditorialistes de plateau, c’est pareil. Il n’y a pas les experts contre les témoins ; il y a les experts, très compétents dans leur domaine, les journalistes, bien informés sur de nombreux domaines, et les témoins façon Grandes Gueules. »

Ne pas confondre débat et service d’écoute

Bien définir le programme et sa visée est un préalable essentiel pour choisir qui sera invité à débattre. Même en tant qu’intervenant aux Grandes Gueules et sans avoir vraiment regardé l’émission, Christian Page le reconnaît : C dans l’air permet plus de réfléchir aux problèmes de société que les Grandes Gueules, même si l’émission de RMC semble plus familière et proche du public.

Avant de débattre avec Sylvain Maillard, Christian Page était déjà venu parler du quotidien des sans-abris dans les Grandes Gueules.

Un point de vue corroboré par Raphaëlle Bacqué : « À RMC, leur principe, c’est d’établir une proximité avec leurs auditeurs. C’est donc assez normal que leurs auditeurs se reconnaissent dans les témoignages à l’antenne, puisque c’est le même public, ce sont des gens qui se ressemblent. » Mais alors que le dernier baromètre de confiance des Français envers les médias, publié en janvier 2018, révélait une attente accrue d’une information fiable et vérifiée – 90% des personnes interrogées -, on peut douter du fait qu’une émission, qui offre à tout un chacun la possibilité de raconter son vécu, soit réellement ce qu’on attend d’une émission de débat.

Ce n’est pas en une minute trente, entrecoupé par des gens qui vous martèlent que vous êtes un privilégié qui doit retourner bosser, que vous pouvez dérouler un argumentaire. Ce n’est pas du débat, les gens sur le plateau pensent tous la même chose

Pauline Perrenot, membre d’Acrimed

Comme le souligne Pauline Perrenot, « certes, ils donnent aussi la parole à des syndicalistes, par exemple, lors des mobilisations sociales. Mais ce n’est pas en une minute trente, entrecoupé par des gens qui vous martèlent que vous êtes un privilégié qui doit retourner bosser, que vous pouvez dérouler un argumentaire. Ce n’est pas du débat, les gens sur le plateau pensent tous la même chose. » C’est la fameuse « connivence de plateau » que dénonce le médecin Christian Lehmann dans sa tribune, où il raconte s’être fait reprocher de ne pas vouloir changer le discours de son « personnage ».

Cela implique de rechercher à élever le débat, même si cela pourrait le rendre moins attirant. « Les gens qui m’interpellent pour me parler de mes passages dans l’émission, je sais qui ils sont, explique Raphaëlle Bacqué. Ce sont des personnes de 50-60 ans, des classes moyennes, beaucoup de professeurs, des cadres moyens, des infirmiers… Ils représentent tout de même une certaine France ! Mais ce qu’ils disent chercher, c’est qu’on les aide à réfléchir, en quelque sorte. Ils ont une opinion, mais veulent qu’on leur apporte de l’information à ces sujets. C’est d’une certaine façon une vision assez traditionnelle du journalisme, qui permet au spectateur d’élaborer son opinion. »

Un débat qui intéresse les gens, oui, mais lesquels ?

Élever le débat ne doit pas signifier perdre le spectateur. Le lien avec le public, la prise en compte de son avis et de ses intérêts restent cruciale. Ne serait-ce que pour répondre à la défiance toujours plus haute envers l’indépendance des journalistes. Sachant que seuls 24% des Français jugent les journalistes indépendants, que ce soit des pressions politiques comme financières.

Lors de ses passages aux Grandes Gueules, Christian Page est catégorique : il n’a jamais subi de pression, ni de censure, et a toujours pu dire ce qu’il voulait. « Après, tu es responsable de tes propos. Ce n’est pas eux qui vont t’arrêter. Eux ils cherchent beaucoup le buzz, ajoute-t-il. C’est la discussion de bistrot, en fait : tu es avec des potes et tu discutes du dernier match de Kylian Mbappé. C’est très populaire, presque populiste. » De quoi s’y retrouver, certainement, mais pas réfléchir.

L’autre forme d’interaction est d’impliquer le public dans un débat d’experts et de journalistes, comme le fait C dans l’air avec ses questions SMS. Les seuls sondages et autres données statistiques ne peuvent pas suffir, comme le confirme Raphaëlle Bacqué : « Il ne faut pas généraliser un cas particulier, personne n’est vraiment représentatif. Quand vous faites des statistiques, vous pouvez recourir à un panel, vous pouvez vous approcher de ce que pense la population à peu près, et encore. »

L’idée des vrais gens, c’est une idée bidon, je trouve. On ne peut pas interroger les gens, on peut interroger des gens

Raphaëlle Bacqué, grand reporter au Monde et habituée de C dans l’air

Mais ce rapport avec les vrais gens, alors ? Comment le conserver ? « Cette idée des vrais gens, elle est intéressante, mais elle ne veut pas dire grand chose. La réalité, c’est que la population est très hétérogène : ce qui semblera être des vrais gens à l’étudiant de Bordeaux, semblera abstrait au paysan de la Creuse, qui n’est pas plus faux qu’un autre. L’idée des vrais gens, c’est une idée bidon, je trouve. Chacun pense, de plus en plus, que ce qu’il dit est la vérité générale. Quand on fait du reportage, cela saute aux yeux. On ne peut pas interroger les gens, on peut interroger des gens. »

Après avoir disséqué ces deux façons de choisir l’invité le plus pertinent pour raconter une problématique de société, on peut en tirer deux choses : la première, c’est que le journaliste est et demeure légitime pour parler de ces questions. Avoir un vécu quotidien à partager ne peut pas assurer une meilleure compréhension d’un problème global, puisqu’il n’est qu’un point de vue. Le journaliste se doit justement de présenter autant de points de vues différents que possible. C’est la seule façon de faire évoluer les esprits sur un sujet.

La deuxième chose, c’est que pour autant, le journaliste doit admettre ne pas en savoir assez à lui seul pour traiter un sujet. Pour permettre au public de se sentir plus concerné par ce qui est débattu, le journaliste doit l’impliquer, lui montrer qu’il est écouté. C’est en se laissant orienter par le public que le journaliste saura quelle partie de son bagage culturel permettra de satisfaire les interrogations du public. Et même d’ébranler ses certitudes et de le convaincre de changer d’avis. Quoi de plus satisfaisant pour un journaliste ?

Théotime ROUX