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Nouvelles écritures, chacun cherche son style

Nouvelles écritures, chacun cherche son style

Temps de lecture : 8 min

Journalisme romancé ou fiction du réel ? Quand les nouvelles narrations s’invitent dans les médias, naissent des formats hybrides plébiscités par les lecteurs… et les journalistes. Balade exploratoire sur les terres fertiles du récit.

Les toilettes, un lieu banal en proie à des enjeux économiques, sociaux et technologiques. C’est sur cette thématique singulière que le pure player suisse Heidi News se lancera, début 2019. Fondé par Serge Michel, ancien prix Albert-Londres, le média veut mettre le récit au centre de son projet, avec une place particulière pour le podcast et la vidéo. Une nouvelle goutte d’eau dans l’océan du web.

Scrolle-moi si tu peux ! 

L’explosion d’Internet a laissé aux médias un immense terreau de narrations possibles. Les journalistes, modestes aventuriers du 2.0, défrichent le terrain, expérience après expérience.

Un webdocumentaire en plongée dans une ville-prison américaine, un podcast d’investigation raconté comme un polar de Mankell, un documentaire interactif sur un pirate des mers somalien. Dans la sphère poreuse du narrative journalism, Prison Valley, Serial et Last Hijack sont des références.

Capture d’écran du documentaire interactif Last Hijack.

Si les productions indépendantes se multiplient, les grands médias semblent eux aussi prendre goût à l’exploration des écritures digitales. Chez nos voisins suisses, Le Temps propose depuis plusieurs années des BD-reportages à scroller en ligne. « Les couloirs de la mort » en font partie.  Côté français, le quotidien sportif L’Equipe choisit de célébrer les 20 ans de la victoire des Bleus avec un récit de la Coupe du monde 1998 sur leur plateforme multimédia, L’Equipe Explore. Même France Télévisions, via la plateforme IRL, laboratoire des nouvelles écritures, propose depuis 2015 des contenus exclusivement web. En septembre 2018, l’univers queer et féministe du roller derby est ainsi mis à l’honneur par une websérie au format vertical.

Docu-fiction, journalisme narratif, webdocumentaire interactif, enquête audio, bd-reportage, non-creative fiction, littérature du réel, fiction documentée… Il est bien difficile de distinguer tous ces genres. Benjamin Hoguet, auteur spécialisé sur les nouvelles narrations, a arrêté de les classer. « Les nouvelles écritures recoupent des dizaines et des dizaines de formats différents », explique celui qui est aussi concepteur d’œuvres interactives et transmédia. « Ce qui est sûr, c’est qu’on n’a pas attendu le numérique pour croiser les genres. Mais Internet a considérablement augmenté notre capacité à le faire. »

C’est ce même Internet qui a ouvert le champ des possibles à Nicolas Blies et Stéphane Hueber-Blies. Ils sont, depuis 2013, aux manettes d’a_BAHN, une société de production spécialisée dans les nouvelles écritures et le transmédia.

Lors d’un voyage au Rwanda, ils font la connaissance d’une femme victime de violences sexuelles. Marqués par cette rencontre, les deux réalisateurs lancent Zero Impunity, un projet transmédia sur les victimes de violences sexuelles dans le monde. Enquêtes, pétitions, site web et film, l’ensemble du projet est guidé par deux principes : investigation et activisme.

Ils contactent un collectif de pigistes, Youpress, qui réalisent six enquêtes. À partir des entretiens des journalistes, ils racontent l’histoire de victimes de violences sexuelles. Des choix différents de ceux des journalistes. Le film s’attarde sur des tranches de vie d’individus peu évoqués dans les enquêtes.

Ainsi, on y découvre Anissa, une Ukrainienne dont l’histoire est à peine mentionnée dans le travail des journalistes. « C’est ce qui rend le projet plus transmédia. L’intérêt, c’est d’atteindre différents publics. » Un choix de personnages fondamental qui s’inscrit dans une démarche délibérée de narration. « Ces personnes ont eu une capacité à nous informer mais aussi à nous indigner, à nous engager. Ils libèrent la parole. » Une manière de mettre en lumière des habitants de l’ombre. « Ce documentaire de création » sortira à l’occasion d’un grand festival avant la fin du premier trimestre 2019.

Une production à laquelle a participé Ariane Puccini, qui a réalisé l’enquête sur le silence des Nations Unies face aux victimes de violences sexuelles.

De La Fontaine aux stories Instagram

La recette d’une bonne histoire sur la toile ?  « C’est un récit avec une intention, une subjectivité assumée. Il faut aussi admettre que l’on ne touchera pas tout le monde et viser un public précis. » Et comme on ne parle pas à des gens de 50 ans comme à des adolescents, on doit adopter un support et un ton appropriés. « Il faut savoir adapter un format à chaque génération. »

Stories Instagram pour les plus jeunes, textes assez gros pour la vue des plus âgés, la question est bien l’adaptation de la forme, et non du fond. « L’idée n’est pas de changer l’histoire selon les publics », précise encore Benjamin Hoguet.

« Le pouvoir des fables« , gravure de Martin Marvie, d’après le texte de Jean de La Fontaine (Fable 4 du livre VIII)

En 1678,  Jean de La Fontaine rendait déjà compte du pouvoir du storytelling. Dans « Le Pouvoir des Fables », il est question d’un homme à la tribune qui a recours à une fable enfantine pour convaincre la foule dissipée qui lui fait face. Une fois encore, la petite histoire prend l’avantage sur le discours grandiloquent.

Identification à des personnages, plaisir de lire une belle plume, meilleure compréhension des enjeux d’une thématique… Les journalistes ont plus que jamais compris l’intérêt de mêler à leurs travaux des récits travaillés et des histoires incarnées.

Quelles sont alors les caractéristiques du journalisme narratif ? Petite mise au point en vidéo, d’après les éclairages de Marie Vanoost, chercheuse post-doctorale à l’université catholique de Louvain-la-Neuve.

« La narration amène un point de vue supplémentaire : celui du journaliste. » Adeline Wrona est chercheuse au  laboratoire de recherche en sciences de l’information et de la communication du CELSA et auteure de Zola journaliste (2012). Elle explique : « Face à un flux d’information omniprésent et gratuit, la subjectivité du journaliste est une plus-value. » 

Autre intérêt de la mise en récit : en multipliant les personnages, et donc les focales, on peut aborder un même sujet sous des angles très différents.

Dans Selfiraniennes, une websérie lancée en juillet 2018 sur la plateforme des nouvelles écritures de France Télévisions, la parole est donnée à plusieurs Iraniennes. Exit la voix off, vive le selfie. Accrochée au miroir, la caméra frontale d’un Iphone capte l’intimité de jeunes femmes âgées de 20 à 30 ans. Au travers de plusieurs thèmes (sexualité, mariage, liberté, avenir…), les différentes protagonistes ouvrent des fenêtres sur leur intimité et la société perse. Souvent, elles tombent d’accord, parfois, se contredisent. Ce qui est certain, c’est qu’à chaque fin d’épisode, on est bien curieux de connaître leurs autres expériences de vie.

Parler de journalisme narratif, c’est presque un pléonasme !

 
Adeline Wrona

Les journalistes sont-ils tous des beaux parleurs ? Pour Adeline Wrona, il est en tout cas aujourd’hui plus difficile de citer des formes de journalisme sans storytelling. « Dans les écoles de journalisme américaines, on assume totalement qu’une des principales compétences du journaliste, c’est de mettre en histoire la réalité. »

Benjamin Hoguet tempère : on peut aussi faire du journalisme sur les réseaux sans pour autant donner dans la narration ou la fiction. « Surtout si la fiction est utilisée maladroitement comme un liant entre les éléments journalistiques. » A choisir, le concepteur d’œuvres interactives et transmedia préfère une « fiction bien documentée » à un classique papier où le journaliste se met en scène…en tant que journaliste qui mène son enquête, « comme c’est si souvent le cas ».

Benjamin Hoguet livre ses précautions : « Il s’agit simplement de respecter les contraintes de chaque genre que l’on veut marier et de ne pas enfreindre les règles éthiques et sociales. Par exemple, l’usage de la fiction ne doit pas trahir la promesse du journalisme qui est de ne rapporter que des faits réels. » La fiction, à manier avec précaution pour ne pas créer de fake news ? « L’écrivain et journaliste Roberto Saviano fait ça très bien, par exemple. » L’Italien, auteur de l’enquête à succès, Gomorra, consacrée à la mafia à Naples, a publié en septembre 2018 son premier roman inspiré de faits réels.

Tous rewriters ?

La narration en journalisme ? Rien de nouveau pour Nicolas Delesalle, grand reporter à Paris Match et écrivain. Déjà auteur de trois ouvrages, son prochain sortira à l’été 2019. Pour lui, l’emprunt des techniques du roman par un journaliste est une vieille tradition. « Toutes les techniques narratives sont bonnes à prendre. La façon dont Victor Hugo écrit est très simple. Romanciers, journalistes : on est tous là pour raconter le monde avec des contraintes différentes. On fait partie de la même équipe. »

Un article, c’est un 100m, un roman, c’est un marathon, qui demande un effort soutenu sur le long terme et de la solitude.

Nicolas Delesalle

La frontière est pourtant de plus en plus poreuse entre journalistes et écrivains. Lorsque Donald Trump est élu président des Etats-Unis, François Busnel, présentateur de La Grande Librairie, veut réaliser un magazine éphémère pour parler de cette Amérique. Avec une particularité : ouvrir ses colonnes à des écrivains français et américains à travers des reportages et des enquêtes. Il fonde America. Pourquoi faire appel à des écrivains ? « Ils sont en prise avec le réel et apportent un autre point de vue », explique François Busnel dans un entretien pour L’Express le 7 octobre 2017.

Adeline Wrona explique cette frontière mince par plusieurs facteurs. La confusion entre journalistes et écrivains demeure. « Il y avait au 20e siècle un cadrage professionnel des deux métiers : société des gens de lettres pour les écrivains, et une carte de presse pour les journalistes. Avec l’évolution des structures de rédaction, de changement de modèle économique de la presse, les journalistes sont de plus en plus amenés à se définir comme auteurs. Ça fragilise la différence instituée par un siècle de professionnalisation. »

Cette différence, XXI l’efface et envoie en reportage un écrivain et un journaliste. Emmanuel Carrère est écrivain, ancien critique cinéma à Télérama. Il s’est rendu à Bagdad avec le journaliste Lucas Menget, spécialiste de l’Irak, pour un reportage sur les traces d’un Coran que l’ancien dictateur Sadam Husseïn aurait écrit avec son sang.

Les limites sont là. Dans le reportage, Carrère ne passe pas pour un journaliste. Il est conscient de ses limites. « Il ne peut pas fournir le travail journalistique pour avoir les informations, ne sait sans doute pas passer les coups de fil qu’il faut. Etre journaliste, ce n’est pas que raconter des histoires, c’est aussi aller chercher des informations. Ce n’est pas pour rien s’il y a encore des rewriters à Paris Match. »

Ces rewriters n’ont pas été sur le terrain et rendent publiables les infos collectées par une autre personne, à l’image de Claude Lanzmann ou Roger Grenier.

Outils en main, cerveau en pleine ébullition, le journaliste d’aujourd’hui paraît armé pour raconter le réel en histoires… surtout quand il s’impose à nous. Clara Baudoux, ancienne journaliste à France Info, en a fait l’expérience.

En 2013, elle découvre dans la cave de son nouvel appartement parisien un nombre incalculable de souvenirs et de papiers appartenant à une certaine « Madeleine ». Madeleine, c’est l’ancienne locataire, décédée avant que la journaliste ne s’y installe. Clara Baudoux décide de raconter son incroyable découverte, retraçant à coup de live-tweets la vie d’une femme née au début du siècle. Après les tweets, un site, le “Madeleine Project”, puis un livre, sorti en poche en 2017. De Twitter à la littérature, du web-documentaire à Instagram, la trajectoire des récits journalistique n’a pas fini de transcender les frontières.

Victor LENGRONNE et Julia VANDAL