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Avec leurs contenus informatifs et leurs formats innovants, certains youtubeurs se rapprochent du journalisme. Pourtant, la frontière existe encore mais les médias font de plus en plus appel à eux pour se moderniser, s’emparer de sujets délaissés et toucher un public mis de côté.
Ils sont drôles, ont la hype chez les jeunes, et font des millions de vues.
Les youtubeurs, ces vidéastes qui tirent leur nom du site américain YouTube, attirent de plus en plus la curiosité des médias traditionnels français. Pour preuve, depuis le 15 octobre 2018, France Télévisions sollicite certains d’entre eux pour sa Collab’ de L’info. Journalistes renommés et youtubeurs populaires s’allient pour combattre les fake news. Et faire, au passage, un peu d’éducation aux médias à destination du jeune public.
Elise Lucet se retrouve alors aux côtés d’Axel Lattuada, créateur de la chaîne Et tout le monde s’en fout (429 000 abonnés). Tandis que sa consœur Anne-Sophie Lapix partage la caméra avec Manon Bril (164 000 abonnés), connue pour parler d’histoire de l’art sur le célèbre site d’hébergement de vidéos. « On s’est associé à des youtubeurs pour montrer qu’on est ensemble et pour essayer de guider les jeunes dans la recherche d’informations », raconte la journaliste de France 3 Emilie Tran N’Guyen, qui participe également à l’aventure.
Le magazine jeunesse Phosphore a lui aussi joué la carte des youtubeurs. Notamment pour être au plus près de la génération sortie du ventre de maman avec tablettes et ordis dans les mains. Depuis son récent relooking, en mai dernier, le magazine créé en 1981 collabore avec Nadjélika et Sacko, entre autres. « La chaine a été lancée lors de la nouvelle formule de Phosphore. On a commencé à tourner en septembre 2017 pour avoir des vidéos d’avance. Un an avant, nous cherchions les personnes qui allaient incarner nos programmes. C’était complètement nouveau pour nous », explique Apolline Guichet, chef de rubrique Nouveau projet-nouveau talent.
Le but recherché ? Avoir une visibilité en ligne. « C’est une manière d’être présent de façon plus immédiate. Il y a un côté « il faut qu’on soit sur YouTube car c’est ici que sont nos lecteurs », là où il se posent des questions. »
Les youtubeurs, un journalisme autrement ?
Ce mélange des genres paraît original. Il n’est, en vérité, pas étonnant. Hier réduits à de simples rigolos gesticulant devant leurs webcams, certains youtubeurs s’approchent des formats journalistiques. Le Grand JD (2 millions d’abonnés), connu pour ses expériences extraordinaires et paranormales, partage maintenant ses immersions en Irak ou à Fukushima. Quatre millions de vues pour son escapade dans la célèbre centrale nucléaire japonaise, quand son aventure dans un château hanté d’Irlande ne représente qu’un malheureux petit million de visionnages. Jigmé, célèbre pour ses « clichés » humoristiques, s’est mis à la cuisine depuis deux ans avec sa chaine YouCook (470 000 abonnés). Outre les recettes, les internautes peuvent regarder ses reportages incarnés sur le savoir-faire traditionnel de producteurs de truffe noire du Périgord ou encore d’éleveurs de porc noir gascon.
Que ce soit les sciences, l’actualité, la culture, la politique, la santé, l’écologie… rien n’échappe aux passionnés, amateurs ou connaisseurs pour en parler sur YouTube. Les montages sont dynamiques, le langage est punchy, l’emploi du « tu » fait légion, le ton est léger… et les jeunes adorent. Le journalisme, en quête constante de nouveaux formats et de nouveaux publics regarde de plus en plus attentivement ces briseurs de codes. Mais les youtubeurs font-ils pour autant du journalisme autrement ? L’info-tainement, ce mélange d’information et de divertissement, serait le terme le plus approprié. «Certains explorent un terrain délaissé par les journalistes, c’est évident. Mais est-ce qu’ils le font en respectant toutes les méthodes journalistiques basiques ? Je n’y crois pas », explique Vincent Manilève, journaliste et auteur du livre « YouTube, derrière les écrans ».
Certains youtubeurs, comme Le Roi des Rats (731 000 abonnés), ont beau créer du contenu informatif, voire des enquêtes, « un média traditionnel ne pourrait pas les reprendre telles quelles, comme il reprendrait celles d’un journaliste d’un média classique », continue Vincent Manilève. Les éléments révélés ont-ils été recoupés avec différentes sources ? Analysés et vérifiés ? La garantie sur l’information n’est pas assurée chez tous les youtubeurs. « La plupart d’entre eux n’ont pas la méthodologie exacte. Leurs vidéos peuvent être une base certes, ou un début de piste, mais elles ne constituent pas selon moi un travail dont on peut se satisfaire en tant que tel. » S’ils flirtent avec les codes journalistiques, la rigueur demandée dans la profession, ainsi que les techniques d’enquête sont absentes, ou peu utilisées. Les journalistes de France Télévisions le remarquent.
Il faut encore se méfier de YouTube. C’est bien de dire que c’est une source d’information. Mais c’est bien aussi de dire que les grands médias classiques ramènent à la vérification. Les Youtubeurs sont les premiers à le savoir, et c’est pour cela qu’ils se sont associés à nous.
Emilie Tran N’Guyen, journaliste à France 3
La rédaction de Phosphore est également vigilante. « Je m’assure que ce que disent les youtubeurs avec qui nous travaillons n’est pas faux », explique Apolline Guichet. « Les infos qu’on a (sur des études, santé, sexualité), et qu’on leur fait dire dans les vidéos sont vérifiées. Chaque contenu est analysé pour qu’on ne dise pas n’importe quoi à une jeune personne qui est dans sa chambre et qui va sur YouTube. Tout ce qui est dit dans nos vidéos est publiable dans notre magazine ».
D’ailleurs, les youtubeurs eux-mêmes ne se considèrent pas comme des journalistes. Hugo Travers en est l’exemple. « J’ai beaucoup de mal à me classifier et à dire ce que je suis et ce que je ne suis pas », explique-t-il pour La Fabrique de l’Info. À seulement 21 ans, cet étudiant de Sciences-Po rend compte de l’actualité sur sa chaine Hugo Decrypte (244 000 abonnés). « Quand je l’ai créée, l’idée était de mêler des formats présents sur YouTube avec un traitement journalistique. Je me fixe des règles dans ma façon de traiter les sujets mais je n’ai pas de carte de presse et je ne compte pas forcément en avoir une. »
Pourtant, YouTube a été un tremplin pour lui pour collaborer avec des médias traditionnels comme LCI. Egalement contacté par Europe 1, il fait maintenant partie de l’équipe du Grand Journal du Soir, présenté quotidiennement par Matthieu Bélliard. Il commente tous les mardis les sujets chauds de l’actualité, comme la démission du ministre de l’intérieur, Gérard Collomb.
Mais pourquoi les médias sont attirés par son profil ? Selon lui, il existe deux logiques. « La première, les médias se disent qu’ils vont pouvoir attirer mon audience vers leur chaine. La seconde est de dire qu’ils veulent porter le contenu que je propose sur YouTube vers leur antenne. Là où les médias vont vraiment pouvoir attirer mon audience, c’est lorsque l’on va développer ensemble des contenus. Par rapport à ce que je fais sur Europe 1, je ne pense pas qu’ils essayent forcément d’attirer mes abonnés. Je pense plutôt que l’idée est de proposer quelque chose de nouveau sur leur radio. »
La culture web, un terrain mal apprivoisé par les journalistes
Le « terrain délaissé » que Vincent Manilève évoque plus haut, c’est « la culture web de manière générale, les réseaux sociaux. Il y a un manque d’intérêt et de compréhension de la part des journalistes. » Il y a encore quelques années, ils ne saisissaient pas les opportunités ouvertes par le format web. « Il y a un territoire à prendre, des choses à faire là-dessus, et certains youtubeurs s’en emparent », ajoute-t-il.
Les journalistes commencent à prendre conscience des apports dont ils peuvent bénéficier via YouTube. Mais être journaliste de façon indépendante sur ce site d’hébergement de vidéos n’est pas encore chose facile. Le souci ? « C’est très difficile de créer une communauté sur Youtube et de de se faire connaitre. Il ne faut pas voir cette plateforme comme un plan de carrière parce qu’il y a de très grandes chances que ça ne marche pas même si le contenu est très bon », explique Hugo Travers.
Il ne faut pas voir Youtube comme un plan de carrière pour devenir journaliste. Hugo Travers, youtubeur.
Autre problème, la question financière. C’est la principale limite de ce modèle. « Si on n’est pas accompagné par un média qui peut nous financer, payer nos moyens de productions et des gens avec qui travailler, YouTube ne rapporte rien », explique Vincent Manilève. Les youtubeurs le disent eux-mêmes : le système de YouTube n’est pas viable. Jigmé, par exemple, ne souhaite pas rester sur YouTube, et rêve de vendre ses productions sur une chaîne de télévision. « C’est d’abord un choix financier. Si on vend une émission en télé, cela nous assure un salaire, et cela nous permet de nous concentrer sur YouCook pour la développer à fond. C’est un souci de sécurité. […] Clairement sur YouCook, impossible de payer les trois animateurs. » Seule la petite équipe de production qui l’assiste est rémunérée.
Il reste toujours la solution du crowdfunding pour faire du journalisme sur YouTube. « Mais pour cela, il faudrait que le public soit déjà attaché au journaliste et à ses contenus, ce qui est compliqué », estime Vincent Manilève.
Investir (dans) le web : la clé du nouveau journalisme
Les jeunes générations consomment beaucoup de contenus YouTube. Les médias l’ont compris. Pour capter ce public, il faut être directement présent sur la plateforme. « Il faut que les médias puissent informer ces jeunes sans qu’ils aient la sensation de se mettre dans un cadre qui leur convient pas. Il faut que ce soit naturel. Si les journalistes traitent un sujet important dans une vidéo bien réalisée sur YouTube, ça peut marcher », estime Vincent Manilève. La recette ? « Développer des formats pour le web, pour YouTube, faire des formats incarnés, créer une identité avec une personne qui va parler au public avec ses codes. » Pour atteindre cet objectif, il faut d’abord que les journalistes se détachent de leurs méthodes habituelles de présenter l’information. Par exemple, pour une chaîne de télévision, il faut créer du contenu web pour le web et non pas du contenu télé sur le web.
Il faut développer des formats incarnés pour le web et parler au public avec ses codes.
Vincent Manilève, journaliste et auteur du livre « YouTube, derrière les écrans »
Le journalisme doit également se nourrir du lien entre les youtubeurs et leurs abonnés. Certains youtubeurs intègrent leur communauté dans la construction de leurs vidéos et dans le choix des sujets. Ils lisent et répondent aux commentaires, parfois en direct. Une véritable interaction a lieu sur le web, bien différente des formats classiques presse écrite, radio, et télé. Le jeune public se sent proche des vidéastes. Un lien de confiance s’établit, lien que les journalistes cherchent à reconquérir. « Le jeune public regarde de moins en moins la télévision, d’autant qu’il y a également de la défiance. On a l’impression que lorsque l’on cherche par soi-même sur internet, on trouve la vérité. Mais ce n’est pas toujours le cas », explique Emilie Tran N’Guyen.
Grâce à sa chaîne YouTube, Phosphore a établit un lien beaucoup plus fort avec ses jeunes abonnés. « Avant on recevait beaucoup de mails, maintenant ça se passe dans les commentaires sur YouTube. C’est là que ça vit. C’est vachement bien pour nourrir le magazine », révèle Appoline Guichet. Une deuxième saison de la chaine est dans les clous.
Le cas d’Accropolis , qui commente en direct notamment les questions au gouvernement à l’Assemblée Nationale, est particulièrement intéressant. Autant sur le fond, la forme, que l’interaction. S’ils ne mettent que très peu de contenu sur YouTube, c’est parce qu’ils sont avant tout streamers (diffusion en direct sur twitch.tv).
Pendant leur live, leur communauté peut interagir, poser des questions, apporter des informations. « Notre public a entre 15 et 35 ans, il habite partout en France. Ce sont surtout des gens pour la plupart largués en politique. Ils ne sont pas militants dans des partis politiques, ni des fin connaisseurs, ni des étudiants en droit ou en science politique. Ce sont des gens lambda, comme la plupart de la population”, explique son fondateur, Jean Massiet, ancien conseiller en politique.
Leur approche est bien loin de la diffusion brute des séances parlementaires proposée par différentes chaînes de télévision. L’objectif pour eux est de rendre accessible et intéressante la politique aux jeunes. « On a placé l’interaction au cœur de notre médium, parce qu’on pense que cela a du sens, et parce qu’on pense que cela a de la plus-value éditoriale », ajoute son créateur. « Mais les autres médias, je ne leur donne pas de leçon. Il faut aussi voir ce que la technologie permet : la télévision n’est pas interactive, ni la presse. Il n’y a que sur Internet que l’on fait de l’interaction. Cette question-là ne se pose que parce qu’Internet nous a donné le luxe de faire des émissions en direct, avec très peu de moyens ».
Le cas d’Accropolis le montre : bien plus que YouTube, c’est le web dans toute sa globalité, les opportunités qu’il offre, qui interrogent les pratiques de la profession. Aux journalistes, maintenant, de s’en emparer.
Yohann DESSALLES, Asma MEHNANA, Mathieu MESSAGE.