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Parler cul, le nouvel objet du désir médiatique

Parler cul, le nouvel objet du désir médiatique

Temps de lecture : 9 minutes

Longtemps chasse gardée de la presse féminine, le sexe est un nouveau terrain de jeu pour les médias mainstream. Ce phénomène est-il le signe d’une ouverture d’esprit ou d’une montée libidinale exacerbée par le désir de ramener un nouveau public ?

Les 400 culs (Libération), Sex & Sounds (ArteRadio), Les couilles sur la table (Binge Audio), Les fesses à l’air (Radio Campus Paris), Sexactu (GQ)… Mais que se passe-t-il dans les médias ? Que ce soit les grands quotidiens nationaux, la presse magazine, les radios du service publique, ou les podcasts indépendants, les sujets sur le sexe se multiplient comme jamais auparavant. De quoi cela est-il le symbole ?

« La grande irruption des questions de sexualité dans la presse date des années 1960-1970, mais cela restait marginal », observe Eric Macé, professeur de sociologie à l’université de Bordeaux, chercheur au centre Emile Durkheim. Alors oui, on parlait déjà de sexe avant, mais aujourd’hui, on en parle autrement.

Maïa Mazaurette, chroniqueuse pour Le Monde, GQ et ArteRadio raconte : « Quand j’ai commencé chez Newlook et Playboy en 2004, la sexualité appartenait premièrement aux médias sexuels, et deuxièmement aux féminins un peu courageux. » Quand il est question de sexe, les médias dits « de niche » s’expriment très librement avec un ton parfois décalé, mais basé avant tout sur des témoignages. Les médias de masse, eux, ont une vision plus policée et hétérocentrée.  

« L’objectif des médias est d’amener des lecteurs sur leurs sites, c’est pour cela qu’ils font appel à des sondages sur la sexualité ou qu’ils les commentent », affirme François Kraus, directeur du pôle Politique/Actualité pour l’institut de sondage IFOP. Ce désir de parler « cul » interroge. Les médias sont-ils le reflet d’une société plus ouverte et tolérante ? La course au clic et à l’audience ne contrarie-t-elle pas une information sexuelle diversifiée et inclusive ?

Au pays des fantasmes, les réalités et les mentalités sont capricieuses et hermétiques au changement. Les initiatives demeurent nombreuses et exposent une volonté de rendre l’information sur la sexualité plus juste, plus précise, plus inclusive. Le journalisme autrement, sur les questions de sexe, serait finalement un journalisme comme les autres, conscient des multiples enjeux qu’ouvre cette thématique.

Le sexe, un sujet comme un autre ?

« Quand les médias parlent de sexe, c’est une sorte de stimulation libidinale. » Frédéric Dewitt, réalisateur du reportage Amateurs pros pour la Revue Far Ouest pense que « le sexe, c’est un sujet comme un autre ». Ce n’est donc pas seulement « pour se chauffer », qu’il faut en parler. « C’est un sujet beaucoup plus sérieux, qui demande beaucoup de pertinence. »

Un point de vue partagé par Victoire Tuaillon, créatrice du podcast Les couilles sur la table pour Binge Audio. Elle explique que sa méthode de travail, quand elle aborde par exemple, l’orgasme prostatique masculin, est la même que pour traiter de n’importe quel autre thème. « J’ai le souci d’être pédagogue, j’essaye de poser mes questions en me disant que je ne connais rien au sujet, alors même que je l’ai travaillé. »

On peut donc parler de sexe comme on parle de politique, d’économie ou de santé ? Pour tous les journalistes interrogés dans cette enquête, la réponse est affirmative. Le sexe a sa place dans les médias, et doit même y être encore plus présent. Eric Macé, sociologue, explique que ce changement de statut du sexe passé d’un sujet fun à un sujet journalistique à part entière, est dû à l’évolution de la place qu’il occupe dans la société. « C’est devenu quelque chose de relationnel. On accède plus seulement à la sexualité par son statut matrimonial. C’est aujourd’hui une problématique qui concerne chacun. »

Doucement, le tabou que constitue le sexe commence à se dissoudre. La société est prête à admettre que chaque individu a une sexualité unique. Les sujets qui en parlent se multiplient. « Conseils, témoignages, prises de position, information sont autant de formes de production collectives d’une culture de la sexualité. »  

On nous a dit pendant des siècles que le sexe c’était pour procréer, point barre

Pourtant, cette culture entre parfois en conflit avec des mœurs conservatrices bien ancrées. Pour Alexia Bacouël, sexothérapeute, « on est encore dans une culture très chrétienne. On nous a dit pendant des siècles que le sexe c’était pour procréer, point barre. On a encore une éducation à la sexualité qui ne permet pas de comprendre qu’il s’agit d’un sujet important et sérieux. » 

Maïa Mazaurette, également en charge de la chronique sexe pour la matinale du Monde depuis trois ans, s’étonne que ses détracteurs soient toujours aussi pugnaces. Le « cul » fait réagir, et peut-être plus que n’importe quel sujet.

La chroniqueuse déplore aussi qu’une partie du lectorat voit ces sujets comme « une catégorie de pur divertissement, sans rapport avec sa vie ». Les commentaires sur les réseaux sociaux montrent que beaucoup de lecteurs ne s’arrêtent qu’à la dimension légère de ces questions, « surtout quand la pratique dont je parle est socialement dévalorisée. Par exemple, si je parle de sodomiser les hommes, certaines personnes vont essayer d’humilier leurs amis en les taguant. » Elle souligne l’ironie de la situation : « Mes articles deviennent alors des vecteurs de masculinité toxique. »

Les médias spécialisés, médias du « parler vrai » ?

Toujours plus de chroniques sexe d’accord, mais malgré l’effort produit, les médias grand public en parlent encore sous le prisme d’une société tirée vers le bas, par les clichés qu’elle a toujours véhiculés. La sexologue Alexia Bacouël raconte comment elle a mis fin à sa collaboration avec le Nouvel Obs. « La direction de la publication titrait mes articles pour allécher, aguicher le lecteur, ce qui n’avait pas forcément à voir avec le fond de mon article. Du coup, on a tous les trolls qui commentent et ne lisent même pas l’article… Cela ne donnait vraiment pas un côté sérieux au sujet. » 

Dania Sirine, créatrice et animatrice de l’émission Les fesses à l’air sur la radio associative Radio Campus Paris, trouve qu’ « il y a parfois, dans des émissions mainstream, de très bons invités, des experts avec un discours très construit ». Elle regrette tout de même le manque de sérieux dans le traitement de cette thématique, dès lors que le programme s’adresse à une large audience. « Il y a toujours des questions un peu débiles qui tournent en dérision le propos et le caricaturent. Dans les médias mainstream le discours est toujours assez genré, sexiste. »

Ce discours peu qualitatif, le sociologue Eric Macé l’explique par l’audience. « Les médias de masse savent qu’ils doivent intéresser des gens qui ont des expériences sexuelles totalement hétérogènes car ils sont nombreux. Un important travail de vulgarisation doit être fait. Les personnes plus militantes, déjà très informées, trouvent donc que ce n’est pas bien fait, que c’est édulcoré. Ceux qui ne sont pas au courant, eux, peuvent apprendre des choses. »

Un constat qui peut finalement s’appliquer à toutes les thématiques. Un écologiste convaincu trouvera forcément que les explications données par les médias mainstream ne sont pas suffisamment abouties par rapport à celles qu’il pourrait lire dans ses propres canaux d’informations, plus spécialisés sur le sujet. Pour le sexe, c’est pareil.

Ce sont ces médias-là, ceux qui ont moins de public, qui donnent à lire et à écouter un discours moins lisse sur le sexe. Un exemple ? Quand Victoire Tuaillon préparait son podcast sur les orgasmes masculins, elle a trouvé des archives France 2 sur ce sujet. Comme quoi, tout est possible… Sauf que ces archives proviennent de programmes diffusés tard le soir, comme si parler de sexe à la télé était réservé au Journal du hard.

Loin de cette gêne, Victoire met les thématiques sexuelles en lumière. Dans son podcast elle se sent complètement libre. « Il n’y a personne par dessus mon épaule pour me dire ce que je peux ou ne peux pas dire. Dans d’autres médias, ce ne serait pas possible d’en parler avec le même ton et avec la même liberté… Moi je n’ai pas de problème avec le CSA par exemple. »

Dania Sirine, pour Les fesses à l’air, en tire la même conclusion : « Je pense qu’on ne serait plus à l’antenne depuis longtemps si on était payé pour ça. S’il y avait toute une rédaction derrière, les questions liées à la publicité ou au service public qui entraient en jeu… Sur une radio associative, on n’a pas ces contraintes. »

Les podcasts spécialisés sur le sexe fleurissent sur toutes les plateformes. Maladies sexuellement transmissibles, sodomie, partouze… Aucun sujet n’est tabou quand il est directement susurré à l’oreille des auditeurs. Pour Dania Sirine, cette levée des tabous sur les médias audios s’explique par le fait que « la radio est le média de l’intime. Il n’y a pas de pression de l’image. Le fait d’être anonyme donne accès à des témoignages rares, des expériences riches. Dès lors qu’on met de côté l’image, le physique des gens n’importe plus… On se concentre vraiment sur l’essentiel : le sujet qu’on va aborder. »

Sur toutes les questions de société, ça a toujours été comme ça, les médias de masse s’enrichissent des médias de niches

Alors que ce soit des émissions sur des radios libres, des podcasts indépendants ou pour des pure players, les médias spécialisés sur les questions de sexe semblent précurseurs. Ils parlent de sexe librement, en donnant la parole aux concernés et abordent toutes les sexualités.

Les médias grands publics, après avoir ignoré le sexe et l’avoir traité sous le prisme de vecteur de maladie pendant « les années sida » de 1980-1990, s’inspirent aujourd’hui des petits nouveaux pour, eux aussi, parler de sexe autrement. « Sur toutes les questions de société, ça a toujours été comme ça, les médias de masse s’enrichissent des médias de niches », analyse Eric Macé. Raison de plus pour comprendre que le sexe est un sujet comme un autre et qui mérite que les journalistes s’y penchent sérieusement.

Et demain, comment parlera-t-on de sexe ?

Mais du coup, quelle est la bonne façon de faire ? Chaque média a sa ligne éditoriale et son public. Il faut donc s’adapter. Maïa Mazaurette, qui jongle entre ses chroniques pour Le Monde, GQ et ses podcasts pour ArteRadio, comprend bien cette polyvalence.

« La question du lectorat influence le style, mais jamais le contenu. Le Monde, pour moi, ce sont mes parents. GQ, c’est un homme aisé de 45 ans qui a une femme et des enfants mais qui se projette dans une vie de célibataire, type ‘bachelor’. ArteRadio, ce sont les copains. Mais cela ne m’empêche pas de parler linguistique sur ArteRadio et de proposer aux lecteurs du Monde d’investir dans un gode-ceinture, tout en imposant un discours ultra-féministe sur GQ. Ce n’est pas forcément ce que les gens veulent lire ou entendre. Mais je crois que le ton fait passer la pilule. » 

Le ton comme seul antidote ? La sexothérapeute Alexia Bacouël participe au Cabinet de curiosité féminine, pour parler de sexe mais en parler bien, et garder une dimension informative et journalistique. Pour elle, tout est une question de dosage. Il faut apprendre à « parler de sexualité de manière sérieuse tout en étant léger. C’est la meilleure manière de démocratiser le sujet. »

Dans un avenir proche, la façon de traiter la sexualité devra changer d’orientation et explorer de nouveaux territoires. C’est en tout cas ce que soutient Alexia Bacouël : « Globalement, on ne donne pas encore assez la parole aux gens eux-mêmes. C’est intéressant de travailler là-dessus. Ce sont les personnes qui sont concernées qu’il faut faire parler. Les témoignages devraient permettre d’observer combien la sexualité est diversifiée, combien elle est unique. » Même si les nouveaux médias spécialisés s’efforcent de parler de sexualité dans sa globalité, les témoignages restent trop rares.

Aujourd’hui, il y a des formes d’écriture, comme sur Youtube, qui participent à l’ouverture à une sexualité beaucoup moins limitée et qui fait attention aux problématiques de genre

Un son de cloche qui fait écho à celui de Fred W. Dewitt, qui a réalisé un reportage sur les camgirls. « Un des aspects les plus difficile du journalisme, c’est qu’il doit réussir à traiter des sujets en réussissant à t’inclure, en parlant des gens, de l’humain pour montrer que tu n’es pas tout seul. » Finalement, la clé du journalisme « de cul » ne serait-il pas de revenir aux sources du journalisme ? Rencontrer des personnes, raconter leur histoire, discuter de leur sexualité même si elle peut sembler marginale par rapport à la société. Représenter la diversité sans la repousser, comme les médias traitent des différents sports, des différents partis politiques, des différents régimes alimentaires.

« Il ne faut pas avoir une idée homogène de ce qu’est la réalité sociale et les pratiques sociales, indique Eric Macé. Aujourd’hui, il y a des formes d’écriture, comme sur Youtube, qui participent à l’ouverture à une sexualité beaucoup moins limitée et qui fait attention aux problématiques de genre ». De nouvelles formes d’écriture. Ne serait-ce pas là que résident les clés du journalisme autrement ?

« Il y a des journalismes comme il y a des sexualités. Le journalisme qui m’inspire a été précurseur sur les questions de sexualité et a donc bousculé les idées reçues. » Daria Sirine résume parfaitement ce qui semble être l’essence du journalisme avec un grand J. Il a plusieurs facettes, et ensemble, elles se complètent pour permettre à chacun de se reconnaître et de s’identifier dans une de ses formes.

Axel BOURCIER et Emeline PAILLASSEUR